Politiser le « prendre-soin » à PEPS
« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » [Fischer et Tronto, 1991, p. 40].
Le terme « soin » en français est ancré dans les soins médicaux allopathiques, orienté vers le curatif : on met en place des soins quand on est malade. Cette médicalisation s’enracine dans l’histoire de la médecine occidentale qui a fait table rase des savoirs d’expérience des femmes ; ainsi la reprise en main par les médecins de savoirs liés au corps humain s’est d’abord et avant tout construit sur le regard des corps masculins, traitant le corps des femmes à partir de celui-ci. Et pour rappel, les médecins, notamment spécialisés sont majoritairement des hommes blancs.
Dans la marchandisation des émotions à partir du milieu des années 1980, s’élabore le bien-être individuel. Le marketing de « s’occuper de soi », « prendre-soin de soi », etc.., s’appuyant sur l’individualisation promue par la gestion libérale issue du new management, renforce l’idée de soin en ouvrant sa définition à ces formes néolibérales.
La vague actuelle, souvent très floue sur son ancrage capitaliste, continue cette banalisation en évitant de rendre visible d’une part l’approche patriarcale de la fabrication de segments de marché basé sur le soin «médical mais démédicalisé » car non pris en charge par les systèmes de protection sociale ; et d’autre part empêche de prendre en compte d’autres formes comme l’attention concrète portée aux autres humains et non-humains, la sollicitude, l’attention à la relation, notamment quand elle se centre sur la vulnérabilité humaine, l’interdépendance et la responsabilité commune et partagée
Politiser le soin signifie reconnaître et analyser le travail de care non seulement comme une activité individuelle ou privée, mais aussi comme un enjeu collectif, social et politique. Cela implique de déplacer celui-ci à la fois de la sphère domestique et de la sphère médicale pour l’attribuer à un débat public, économique et législatif. Démédicaliser le terme « soin » signifie donc élargir son usage et sa signification au-delà du cadre strictement médical ou sanitaire, pour le reconnecter à ses dimensions sociales, relationnelles, éthiques et politiques. D’où le fait de ne pas traduire le terme « care » qui englobe l’ensemble de ces critères ; et si la traduction française semble indispensable alors parler du « prendre-soin » est probablement le plus proche.
Quelques pistes
Reconnaître le prendre-soin comme un travail essentiel et collectif
Le travail de soin a longtemps été invisibilisé et dévalorisé, souvent réduit à une activité naturelle des femmes. Le politiser consiste à le considérer comme un travail à part entière, essentiel à la vie collective et au bon fonctionnement de la société. Ce travail est vital pour les individus, les familles et les communautés, mais il a historiquement été exclu des discussions sur l’économie, la politique et la justice sociale.
Exemple : La revendication des mouvements féministes à La reconnaissance du travail domestique et de prendre-soin comme un travail rémunéré et reconnu dans les systèmes économiques.
Changer les stéréotypes de genre autour du prendre-soin
Celui-ci est souvent associé à des rôles de genre traditionnels (femmes, mères, soignantes), ce qui contribue à maintenir les inégalités entre hommes et femmes. Politiser le prendre-soin inclut une lutte contre ces stéréotypes, en plaidant pour une distribution équitable des tâches de care entre les sexes et en reconnaissant que celui-ci est l’affaire de toute la société, pas seulement des femmes.
Exemple : Les politiques publiques qui encouragent les hommes à prendre un congé paternité. Les recherches médicales qui s’intéressent aux problèmes de contraception masculine et pas seulement féminine ; les métiers d’éducation de la petite enfance qui soutient le recrutement d’hommes. L’attention à la dégradation des conditions de salaire dès qu’une profession se féminise.
Revaloriser et redistribuer le travail de prendre-soin
Politiser le prendre-soin revient aussi à exiger une revalorisation de ce travail, tant au niveau de la reconnaissance sociale que financière. Cela peut inclure l’augmentation des salaires dans les professions concernées (comme les soins infirmiers, l’aide à domicile, etc.), mais aussi la reconnaissance du travail de prendre-soin à domicile, souvent effectué par des proches (souvent des femmes). C’est aussi considérer le travail d’autres secteurs que celui de la santé : agriculture, la gestion des déchets, la gestion de l’eau, etc.
Exemple : L’instauration d’un salaire minimum pour les métiers de soin, ou la mise en place de mécanismes législatifs pour assurer la sécurité de l’emploi et la rémunération équitable des travailleurs des secteurs traditionnels du soin médical et l’ouvrir aux travialleurs et travailleuses des secteurs de l’agriculture, de la gestion de l’eau, des déchets, etc.
Intégrer le prendre-soin dans les débats sur l’économie et la justice sociale
Le prendre-soin n’est pas seulement une question de bien-être personnel ou familial, mais aussi une question économique et politique. Politiser le soin inclut de le considérer comme un élément essentiel de la justice sociale. Cela implique de relier la question du prendre-soin aux questions d’inégalités économiques, de redistribution des richesses, de justice de genre et d’égalité d’accès aux services.
Exemple : Les débats sur les soins universels en santé, ou les revendications pour une meilleure prise en charge des personnes âgées et des personnes en situation de handicap dans des conditions normales de vie.
Élargir la notion de prendre-soin
Dans une perspective féministe et inclusive, politiser le prendre-soin, c’est aussi élargir la notion pour inclure non seulement le soin physique, mais aussi le soin émotionnel, psychologique et affectif. Cela inclut par exemple, la reconnaissance du travail de care dans les relations interpersonnelles, dans les communautés, et dans les institutions, au-delà de la simple sphère familiale. C’est aussi étendre le prendre-soin aux non-humains
Exemple : L’inclusion de la santé mentale dans les systèmes de soin publics, ou les politiques de soutien psychologique pour les travailleurs du secteur de la santé qui sont souvent exposés à des traumatismes.
La solidarité internationale dans le prendre-soin
Politiser implique également de penser à la dimension internationale et transnationale. Le prendre-soin à l’échelle mondiale a des implications, notamment en matière de migration de travail, d’inégalités entre pays, et d’exploitation des femmes migrantes dans les secteurs du care. La politisation inclut donc une réflexion globale sur ces enjeux, ainsi que des actions pour améliorer les conditions de travail et de vie des travailleuses dans le monde entier.
Exemple : Les mouvements qui défendent les droits des travailleuses migrantes dans le secteur du care, ou les actions visant à reconnaître et rémunérer les soins apportés par les femmes dans les pays en développement. Défendre les droits des travailleurs agricoles migrants fait aussi partie du care.
Voici quelques pistes concrètes pour appliquer cette politisation dans un Collectif politique comme PEPS
Reconnaître les violences sexuelles et sexistes comme des formes de violence de genre qui nécessitent un prendre-soin spécifique
Les violences sexuelles et sexistes (agressions sexuelles, harcèlement, violences conjugales, féminicides, etc.) ont des conséquences profondes sur la santé physique et mentale des victimes. Dans un collectif politique, il est crucial de reconnaître que ces violences doivent être abordées de manière intersectionnelle et que le prendre-soin à apporter aux victimes est essentiel pour la guérison et la résilience.
Concrètement :
- Éducation et sensibilisation au sein du collectif sur les dynamiques de violence de genre, afin de déstigmatiser les victimes et de les soutenir sans jugement.
- Mettre en place des ressources internes (telles que des groupes de parole, des accompagnements psychologiques, des espaces sûrs) pour les membres du collectif victimes de violences sexuelles et sexistes.
- Des pratiques spécifiques pour les victimes de violences, incluant le soutien en matière de santé mentale, la protection des témoignages et la construction d’une culture de soutien sans reproche.
Créer des espaces de prendre-soin autonomes et accessibles pour les victimes au sein des collectifs
Les collectifs politiques peuvent offrir des espaces autonomes, indépendants des structures institutionnelles (comme la police ou les systèmes médicaux classiques, souvent perçus comme répressifs ou mal adaptés), pour répondre aux besoins des victimes de violences sexuelles et sexistes. Ce type d’espace permet d’éviter la bureaucratisation et la re-victimisation.
Exemples pratiques :
- Des groupes de prendre-soin autogérées au sein du collectif, où des personnes formées en soins psychosociaux, en écoute active, ou en soutien émotionnel peuvent offrir des services adaptés, sans jugement.
- L’auto-organisation des victimes et des pairEs ayant vécuEs ces violences, dans les espaces collectifs, pour que ce soient elles qui définissent leurs besoins et leurs priorités en matière de soins.
- Des outils d’autodéfense collective qui intègrent à la fois des pratiques de prendre-soin et de protection, comme des formations sur la manière d’accompagner une personne victime de violence ou des protocoles de soutien après un traumatisme.
Repenser la répartition du travail de prendre-soin dans le collectif
Dans un collectif politique, le soin peut souvent être perçu comme une tâche invisible, accomplie en grande partie par les femmes ou les personnes non-binaires. Cela renforce les dynamiques de pouvoir patriarcales et sexistes, où les femmes sont celles qui soignent et prennent en charge les traumatismes tout en étant elles-mêmes souvent des victimes de violences.
Il est donc important de redistribuer équitablement le travail de prendre-soin et de ne pas laisser certaines personnes ou groupes porter cette charge de manière disproportionnée.
Actions concrètes :
- Le partage égalitaire des tâches (écoute, soutien émotionnel, gestion des conflits, soins physiques, etc.) entre les membres du collectif, sans sexisme ni assignation à des rôles traditionnels de genre.
- La formation de tous les membres du collectif à des pratiques de soin émotionnel, à la gestion des conflits et à l’écoute des victimes de violences sexuelles et sexistes.
- La mise en place de mécanismes de réciprocité, où chaque personne peut demander du soutien sans se sentir redevable, et où tout le monde contribue activement à soutenir les autres.
Intégrer des formations sur les violences sexistes et sexuelles dans la formation politique des membres
L’un des principaux obstacles à l’intégration des violences sexistes et sexuelles dans un collectif politique est souvent un manque de sensibilisation et de compréhension des mécanismes d’oppression et de violence. Il est donc primordial d’incorporer ces problématiques dans la formation politique de manière à sensibiliser les membres aux conséquences des violences sexuelles et sexistes et à leur impact sur le soin et la solidarité.
Exemples :
- Formations régulières sur les violences de genre, le consentement, les dynamiques de pouvoir, et la manière d’identifier les signes de violences sexuelles et sexistes.
- Ateliers de déconstruction des rapports de pouvoir et de domination dans les relations interpersonnelles et au sein du collectif.
- Sensibilisation à la santé mentale des victimes et aux méthodes de soins adaptées, en particulier pour les personnes issues de groupes marginalisés.
Se positionner politiquement contre la répression institutionnelle et pour un prendre-soin libérateur
Dans un cadre politique, il est essentiel de critiquer et de remettre en question les institutions qui ont historiquement ignoré, réprimé ou mal traité les victimes de violences sexuelles et sexistes. Cela inclut la police, les tribunaux, le système de santé, etc. Politiser le prendre-soin, c’est aussi revendiquer un système de prendre-soin libérateur, qui s’oppose à la criminalisation des victimes, qui répare plutôt que de punir, et qui permet aux personnes ayant subies de violences sexuelles de retrouver leur dignité et leur autonomie.
Actions concrètes :
- Militer pour des systèmes de justice alternatifs et réparateurs qui mettent l’accent sur la guérison des victimes plutôt que sur la seule punition des agresseurs.
- Créer des alliances avec des collectifs féministes, queer et anti-oppressifs pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes à l’échelle sociétale et proposer des solutions de soin communautaires.
- Développer des outils de résistance collective, comme des chartes d’engagement sur le respect du consentement et des pratiques de soutien mutuel dans les espaces politique
Soutenir les personnes ayant subi des VSS dans la reconstruction et la lutte
Enfin, un aspect fondamental de la politisation du prendre-soin, c’est de considérer les survivantes de violences sexuelles et sexistes comme des actrices politiques à part entière. Leur autonomisation et leur soutien dans leur processus de guérison permettent de faire en sorte que le prendre-soin devienne un outil de résistance politique et de transformation sociale.
Concrètement :
- Permettre à celles et ceux-ci de prendre la parole et de s’organiser autour de leurs propres expériences, tout en leur offrant des espaces sûrs.
- Valoriser leurs témoignages et leurs contributions comme sources de connaissance et d’action pour le collectif.
- Créer des stratégies de guérison collective, où la solidarité et la résistance deviennent des outils pour les femmes et les personnes marginalisées de reconstruire leur pouvoir et de lutter contre les violences sexistes.
Conclusion provisoire : La politisation du prendre-soin est un levier pour la transformation sociale
Sa politisation ne se limite pas à un simple débat sur les tâches ménagères ou les professions de soin, mais elle ouvre un large champ d’interrogations et d’actions pour transformer la société. C’est une manière de défendre un modèle économique et social qui reconnaît les besoins humains de manière holistique, en mettant au cœur des politiques publiques la reconnaissance de l’importance du soin pour garantir l’égalité, la justice et le bien-être de toutes et tous. C’est aussi un moyen de redéfinir le rapport de pouvoir entre les individus, les genres et les classes sociales.
Appliquer cette mise en politique dans un contexte de collectifs politiques tout en intégrant les violences sexuelles et sexistes est une démarche complexe mais essentielle pour construire des mouvements inclusifs et structurés autour de la justice sociale, du genre et de la lutte contre l’oppression. Cela nécessite de repenser la manière dont le prendre-soin est organisé, donné, et reçu, tout en tenant compte de l’impact des violences sexuelles et sexistes sur la santé physique, mentale et émotionnelle des individus, en particulier des femmes, des personnes LGBTQ+, et d’autres groupes marginalisés.
Il s’agit de créer des espaces sûrs, de redistribuer les responsabilités de prendre-soin, de prendre en compte les besoins spécifiques des victimes et de construire une culture du soutien mutuel et de la solidarité. Cela implique aussi de remettre en question les structures de pouvoir patriarcales qui perpétuent les violences, tout en développant des alternatives de prendre-soin communautaires et émancipatrices.