Contribution: Vers une stratégie écologiste de libération populaire, par  Merlin Gautier

Antonio Gramsci est le principal théoricien de stratégie politique de l’ère industrielle. Contemporain de l’exode rural, de l’apparition des outils de communication de masse, de la formation des États modernes et de la naissance du fascisme, il a su déterminer les tactiques de guérilla politique et médiatique qui déterminent la prise de pouvoir sur les consciences dans le temps long et, partant du postulat communiste de l’émancipation des classes subalternes, donner les clefs pour la victoire aux mouvements de libération dans une société capitaliste où le rapport de force est infiniment déséquilibré en la faveur des possédants/gouvernants.

Il est frappant de constater que contrairement aux mouvements décoloniaux, néo-libéraux, identitaires et populistes de gauche, l’écologie soit la seule famille politique à ne pas avoir puisé dans cet auteur majeur pour construire ses mouvements, ses partis et sa bataille culturelle. Beaucoup penseront sans doute que c’est par manque de pragmatisme que les différents courant de l’écologie sont passés à côté de la notion d’hégémonie ou de la guerre de position culturelle. Pourtant, à notre sens cela vient surtout d’une croyance en l’unicité de la masse humaine. Qu’elle soit perçue comme une humanité destructrice responsable de « l’anthropocène Â» ou comme une espèce unie face à la menace climatique, l’humanité est vue par trop d’écologistes comme un bloc cohérent et distinct de la nature qu’elle malmène et qu’elle doit apprendre à protéger. Cette conception environnementaliste, qui maintient la séparation entre la société et la nature est à la base des deux principales dérives de l’écologie : d’une part le capitalisme vert technosolutionniste qui voit l’homme blanc diplômé en ingénieur de la nature qui rééduque une humanité pauvre et pollueuse, sans remettre en cause les rapport de production, d’autre part l’écofascisme malthusien qui prévoit l’éradication des populations non-occidentales irresponsables et trop nombreuses pour la planète.

Or précisément, la pensée marxiste de Gramsci s’appuie sur la vision d’une société divisée en classes, et les différents mouvements qui s’en sont emparés ont commencé par accepter ce postulat, qu’ils se situent politiquement au côté des dominants ou des dominés. L’écologie comme courant n’a pas su, elle, voir que l’humanité était divisée, et que la réponse à la crise écologique ne partirait pas des élites qui profitent de la crise, mais des masses populaires qui la subissent. La seule écologie capable de remporter de véritables batailles culturelles et de transformer la structure sociale de façon à préserver l’équilibre des écosystèmes face à la méga-machine capitaliste ne sera donc pas une écologie des petits pas imbriqués dans le système mercantile et étatiste, mais une écologie de rupture avec le capitalisme qui place en préalable la fin de l’exploitation de la majorité de l’humanité par une minorité, cette exploitation étant indissociable de l’exploitation de la nature, car l’humanité en fait intrinsèquement partie. À ce postulat théorique d’une écologie sociale, défendue déjà par Murray Bookchin et repris maintenant dans l’écopopulisme de Naomi Klein, il faut ajouter les thèses stratégiques de Gramsci pour obtenir une méthode réellement capable de l’emporter. Passer d’une écologie des petits gestes individuels, faisant la part du colibri face à l’incendie planétaire, à une écologie de libération par les masses populaires, faisant la part de l’ouragan pour éteindre les ravages capitalistes.

1/ De la construction concrète d’une société alternative : passer du Parti à la Commune

« Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de productions nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société Â» Cahier 13 Â§17

Nous voulons une société décroissante. Décroissante dans sa consommation et sa production, capable de produire des objets techniques qui ne soient pas obsolescents, de réparer tout sans cesse, une société qui s’imbrique aux environnements naturels fragilisés pour les réparer et les habiter. Une telle société nécessite de réduire le temps de travail et de rediriger massivement nos forces productives vers la paysannerie et les métiers artisanaux, vers les métiers du soin aux personnes et du lien dans la circulation des biens, loin des usines fordistes fabriquant à la chaîne et des bureaux vides de sens où l’on s’entasse aujourd’hui. L’économie doit se structurer, non plus autour d’entreprises possédées par des patrons, mais autour de communs possédés par tous. Ces communs sont autant des lieux de travail que des lieux de vie, des constructions économiques que des environnements écologiques, des forêts comme des ateliers, des plages comme des marchés, des champs comme des hôpitaux. Les communs existent déjà mais sont marginalisés dans l’économie d’entreprise, et abîmés par l’extractivisme. L’enjeu du mouvement écologiste de libération est dans un premier temps de les rassembler et d’en faire des espaces de liberté et de résistance, de les étendre partout et de faire éclore la nouvelle société sans attendre une prise du pouvoir. On ne renverse plus un dirigeant pour le remplacer par un autre, on construit un pouvoir populaire

Cet enjeu marque un tournant dans l’approche de la politique par rapport au marxisme : il ne s’agit plus de construire un Parti représentant la classe ouvrière, mais de constituer une Commune qui répond aux besoins des opprimés et les organise. Le passage de la forme-parti à la forme-commune répond aussi au problème de la stratification de la société civile en des couches toujours plus complexes qui maintiennent l’appareil capitaliste en place et font de l’émancipation une guerre de position. La Commune permet de mener une révolution de position, qui construit des places fortes et conquiert des espaces, mètre par mètre sur l’État et le Marché. Mais elle permet surtout de construire un pouvoir politique parallèle en organisant les opprimés autour de leurs besoins et des communs qui y répondent. Cette démocratie des besoins place les intérêts de l’humanité et de la nature au cÅ“ur des processus de décision, en lieu et place des intérêts financiers extractivistes de la classe bourgeoise. On passe alors d’un système économique et politique de production constante de valeur et de profit à une recherche constante de la préservation des ressources et des biens communs. C’est le passage de ce qu’Olivier Hamant appelle la « société de la performance Â» à celle de la robustesse, nécessaire pour tenir le choc face aux cataclysmes environnementaux déclenchés par le capitalisme.

L’autre avantage de la Commune comme mode d’organisation de la lutte, c’est qu’elle réenchante le rapport au politique. Depuis la chute du bloc de l’Est, la mise sous tutelle dictatoriale des pays décolonisés et le tournant libéral des partis sociaux-démocrates, l’absence d’alternative à la fois concrète et utopique au capitalisme a tué la gauche et les courant d’émancipation. Or il n’y a pas de révolution sans rêve. La Commune porte un récit à la fois ancré dans l’histoire des luttes ouvrières, mais aussi dans l’histoire longue des sociétés sans État de l’Amérique pré-colombienne avec ses confédérations tribales. Elle permet d’imaginer ce qu’est une société émancipée de la tutelle étatique au sein d’un environnement urbanisé et artificialisé par le capitalisme logistique. C’est un imaginaire fondamentalement anti-impérialiste, à l’époque où nous avons plus que jamais besoin de sortir du cadre culturel d’un occident colonial et prédateur. Dans le même temps, la Commune pose la question d’une super-structure de démocratie directe, d’un régime anti-autoritaire qui s’oppose au néo-féodalisme des aristocrates financiers et de leurs nouveaux régimes totalitaires et racistes. L’évolution de nos luttes vers la Commune écologique et sociale est dès lors autant nécessaire dans la théorie que dans la pratique.

2/ De la confrontation à l’oppression : avoir des fronts d’autodéfense innombrables

« Pour commencer, la nation opprimée opposera donc à la force militaire dominante une force qui sera seulement « politico-militaire Â», c’est-à-dire qu’elle lui opposera une forme d’action politique, susceptible d’avoir des répercussions de caractère militaire, en tant que : 1) elle réussira à désagréger de l’intérieur la capacité combative de la nation dominante ; 2) elle contraindra la force militaire dominante à se diluer et à se disperser sur un grand territoire, en réduisant ainsi à néant une grande partie de sa capacité combative. Â» Cahier 13 Â§17

L’autre caractéristique de la forme-Commune comme la caractérise Kristin Ross c’est qu’elle est aussi un mode d’affrontement permanent à l’État par l’occupation. C’est un contre-régime en acte qui prend forme derrière les barricades ou sur les ronds-points occupés, dès que l’occupation d’un lieu dure et qu’une assemblée s’invente pour y décider des suites de la vie et de la lutte. En cela, la Commune écologique et sociale agit comme une nation opprimée au sein même de la nation, en ce qu’elle est la nation des opprimés. Aussi, se pose d’emblée la question de l’affrontement à la violence de l’État, qu’elle soit policière dans un premier temps, voire militaire dans un second. En effet, les régimes que l’on cherche à renverser – qu’il s’agisse de la tyrannie d’un président monarque, ou d’une assemblée bourgeoise oligarchique – s’appuient sur la police et sa violence pour se maintenir au pouvoir. Cette police est toujours plus armée, agit avec toujours plus d’impunité, et les mouvements sociaux sont réprimés par des dispositifs toujours plus lourds. L’efficacité de cette répression pour éteindre les mobilisations est très claire. Pourtant, il faut rappeler que lors des premières semaines du mouvement des Gilets Jaunes, la police était dépassée pour les deux raisons pointées par Gramsci comme les failles de toute force armée asymétrique : d’abord, dans l’intérieur de l’institution, il y avait un doute quand à la légitimité de la répression, qui a fortement diminué la capacité de combat des policiers avant que leurs syndicats corporatistes ne reprennent la main, ensuite l’immense nombre de ronds-points occupés avait dilué les forces de police sur tout le territoire. Quelle leçon doit-on en tirer ? Il faut, pour qu’un épisode insurrectionnel remporte la victoire, que le mouvement qui le porte soit suffisamment large socialement pour déstabiliser le moral des troupes, et suffisamment étendu géographiquement pour les disperser.

Maintenant qu’ont été listées les conditions nécessaires à la victoire d’une phase de confrontation directe avec la force armée du pouvoir, il faut dire comment préparer cette phase, car il est évident que plus la Commune grossira au sein de la société comme un anti-Etat, plus l’État s’en prendra par la force à la Commune. La résistance ne saurait être que défensive et il faut rendre possibles les conditions de l’offensive. À notre sens, cette préparation impose de construire des réseaux d’autodéfense et de solidarité au sein des différents espaces où s’exerce la violence dans la société : – Dans l’intimité des foyers contre le patriarcat, – dans les institutions de santé contre le validisme, – dans les entreprises contre la violence au travail du patronat, – dans la rue contre le racisme de la police et des fascistes, – dans les Zones À Défendre contre l’extractivisme. En organisant chaque cellule d’autodéfense dans chacun de ces espaces, non seulement nous pouvons aider sans attendre les personnes qui font face à la violence, mais nous préparons le travail de sape du moral policier et de maillage du territoire nécessaire à la révolte. Ce maillage, il existe déjà en partie, mais il n’est pas soudé ; or c’est là qu’une Commune fait toute la différence : en organisant partout l’auto-défense et les occupations, elle recrée un corps social apte à l’affrontement global là où, sans Commune, on n’aurait que des poches de résistance sectorielles.

3/ De la communication à l’ère numérique : la bataille culturelle entre rapports humains et virtuels

« [tout acte historique] présuppose la réalisation d’une unité « culturelle-sociale Â» grâce à laquelle une multiplicité de volontés séparées, avec des finalités hétérogènes, se soude pour un même but sur la base d’une conception du monde égale et commune (générale et particulière, agissant de manière transitoire – par voie émotionnelle – ou permanente, en sorte que la base intellectuelle est tellement enracinée, assimilée, vécue, qu’elle peut devenir une passion). Puisque c’est ainsi que les choses se passent, on peut voir l’importance du problème linguistique général, c’est-à-dire de la réalisation collective d’un même « climat Â» culturel. Â» Cahier 10(II) §44

Le numérique crée un langage commun au niveau mondial. Par l’hégémonie de la vidéo et de l’image, et la globalisation de quelques langues, en particulier l’anglais, il se forge une culture mondialisée et qui tend à l’homogénéité. Force est de constater que si, dans un premier temps, le numérique a permis l’émergence de grandes révoltes, il n’est jamais parvenu à leur donner le moindre but. Les révolutions du XXIe siècle se caractérisent toutes par leur absence de projet émancipateur clair, ce qui conduit invariablement à des échecs même quand le pouvoir se fait renverser. On peut prendre l’exemple de la révolution chilienne de 2019 qui faisait l’unanimité pour abroger une Constitution héritée de Pinochet, mais qui a échoué à trouver une majorité autour d’une nouvelle constitution. Cela montre combien il est nécessaire de formuler une nouvelle utopie, tant en termes de régime politique souhaité : celui de la Commune comme aboutissement de la démocratie directement exercé par les habitants d’un territoire, qu’en termes d’idéologie et d’imaginaire : celui de la Terre comme entité rassemblant tous les peuples derrière l’intérêt commun de sa protection. L’aspiration à la liberté reste absolument centrale dans le climat culturel d’une humanité qui est plus que jamais stratifiée par l’hégémonie capitaliste. Mais en l’absence de récit alliant Commune, Terre et Liberté, cette aspiration est de plus en plus captée par un fanatisme capitaliste qui prend le nom d’idéologie libertarienne. Si les peuples perdent foi en une émancipation collective, certains trouvent dans l’idée d’une liberté individuelle acquise grâce à l’accumulation de richesses ou l’exercice d’une violence décomplexée sur les femmes et les étrangers, un mirage qui comble le vide. Nous sommes entré-es dans un second temps de l’ère internet où les patrons du numérique agissent politiquement de façon à orienter l’opinion de la masse des utilisateurs vers leur idéologie et à censurer les contenus qui la desservent.

Nous entrons donc dans une phase particulièrement critique, où la communication sur les superstructures virtuelles est incontournable, car c’est là que s’exprime et échange la majorité de l’humanité – et en masse ses plus jeunes -, et où en même temps, où il faut impérativement contourner cette communication pour faire passer des messages qui iraient contre la doxa libertarienne. Pour remporter cette bataille, il faut donc accomplir le tour de force de développer nos propres canaux d’information et d’expression dans cet espace tout en encourageant, par un travail de terrain interminable, chaque individu à se détourner des canaux majoritaires. En effet la culture que nous défendons ne peut pleinement s’exprimer en ligne puisqu’elle repose sur tout ce que le numérique n’est pas : la nature, la convivialité, le temps long. Malheureusement, nous ne parviendrons pas à faire grandir une Commune réelle sans, en parallèle, une Commune virtuelle qui en est le miroir dans un monde où tout a son reflet numérique. Une Commune réelle ne peut exister sans que nous entraînions dans notre dynamique artistes, intellectuels et influenceurs dont la notoriété est déjà faite en ligne. La construction d’une commune virtuelle demande la visibilisation de chaque action et chaque avancée théorique ou pratique de la Commune. Elle demande aussi de savoir jouer de la polémique et de l’indignation qui meut les réseaux sociaux via un écopopulisme rassembleur parce que provocant. Accepter cette part virtuelle de la lutte ne doit pas nous détourner de l’importance primordiale de tisser des liens humains via le travail de terrain des enquêtes ouvrières et des porte-à-porte qui passent avant tout, car ils sont la seule forme de communication capable de changer l’opinion de quelqu’un. La communication virtuelle rassemble ceux qui pensent pareils, les contacts humains convainquent ceux qui ne sont pas d’accord. Sans ces deux aspects, il est impossible de faire naître un mouvement de masse ni d’instaurer notre climat culturel.

4/ De la formation des militants : refuser la prolétarisation de la pensée et cultiver sa diversité

« Puisque dans la lutte on doit toujours prévoir la défaite, la préparation de ses successeurs est un élément aussi important que ce qu’on fait pour vaincre Â» Cahier 14 §70

Dans la Société ingouvernable, Grégoire Chamayou détaille comment la répression méthodique des mouvements de contestation pacifiste, décoloniaux et écologistes a été dans les années 70 le moment d’invention d’un libéralisme autoritaire qui est aujourd’hui à son apogée. L’idéologie patronale, des ultra-libéraux aux libertariens, n’étaient pourtant pas vouée à l’emporter. Dans les années 60 il démontre combien l’autogestion dans les usines et la désobéissance civile faisaient vaciller toutes les forteresses de l’hégémonie capitaliste, même aux États-Unis. Il n’est pas utile ici de refaire l’histoire des échecs de mai 68 et des autres mouvements mondiaux d’émancipation de cette époque ; mais on peut se demander pourquoi on trouve aussi peu de trace de la dite époque aujourd’hui. Il est frappant par exemple qu’il ne subsiste aucune organisation pacifiste majeure. Mais surtout en tant qu’écologiste on doit s’étonner de n’avoir d’autre héritage à se mettre sous la dent que quelques associations environnementales complètement intégrées dans les institutions du système, et des partis verts qui sont sa faible caution. À notre sens, c’est parce que les mouvements de ce premier âge de l’écologie politique ont complètement négligé la formation politique des générations suivantes, à l’inverse des nombreux groupes trotskistes qui subsistent envers et contre tout grâce à une formation doctrinale méthodique. Les militants écologistes d’aujourd’hui sont issus de la génération spontanée d’indignation mondiale de la jeunesse des cadres supérieurs lors du Mouvement Climat. Ils n’ont pas d’histoire. Il ne connaissent pas les luttes dont leurs méthodes sont inspirées, et donc se livrent facilement à des erreurs déjà commises. Ils n’ont pas de références intellectuelles. Aucun penseur ni courant marquant, de Françoise d’Eaubonne à Murray Bookchin, n’alimente leur vision du monde et les AG horizontales ne servent donc qu’à réinventer l’eau chaude sans permettre l’évolution intellectuelle de l’écologie. Ce n’est pas un hasard s’il y a en France la spécificité d’un mouvement de résistance aux grands projets inutiles et imposés unifié avec les Soulèvements de la Terre : ils sont les seuls, via la lutte longue de 50 ans de Notre-Dame-des-Landes, à avoir un bagage historique dans leurs cadres.

Nous avons insisté sur la forme de nos luttes et sur la mise en scène gouailleuse qu’il faut en faire, mais rien de tout cela n’a de sens sans un travail de fond, de théorie et de réflexion qui soit à la hauteur de ce que le marxisme a su produire sur le plan intellectuel au siècle dernier. La réflexion accompagne le moindre geste révolté, le moindre message polémique, l’action sous toutes ses formes. La formation intellectuelle de nos militants, quelque soit leur âge et leur milieu social est le seul vecteur possible de cohérence idéologique et de performance politique. Nous sommes résolument tournés vers les premiers de corvée, les opprimés et les abandonnés du système, mais si nous ne leur apportons pas via l’éducation populaire des idées émancipatrices en plus des méthodes d’auto-organisation, notre travail n’aboutira à rien.

L’enquête ouvrière doit en cela être l’élément central de notre méthode : elle fonctionne à double sens, en permettant aux personnes de milieux privilégiés d’apprendre la vie en dehors de leur zone de confort et de ne pas être hors sol d’une part, et d’autre part en mettant au service de celles et ceux qui luttent des outils d’empuissantement nécessaires à leur victoire. Il y a un enjeu à brasser systématiquement les savoirs et les sensibilités de chacun, parce que les savoirs pratiques ne sont pas inférieurs aux savoirs théoriques, et que les deux sont indispensables à l’émancipation. L’enquête populaire et les luttes d’occupation apprennent la vie d’aujourd’hui, la théorie écologiste sociale apprend la vie de demain. Compléter l’approche de terrain par une approche académique est nécessaire. Le mouvement Kurde ne s’y trompe pas en faisant des académies l’un des trois piliers de l’organisation de la société au Rojava avec les communes et les coopératives. Cette transmission, enfin, c’est l’enjeu du lien intergénérationnel qui est plus qu’indispensable dans un pays où la majorité de la population est âgée. La coupure entre les classes d’âges est le terreau le plus fertile de l’hégémonie capitaliste pour qui le péril jeune est un élément central de la cohésion de son bloc idéologique. Nous pouvons rompre cette barrière.

5/ De l’élection en République bourgeoise : ni un tabou ni un totem

«  L’économisme se présente sous bien d’autres formes que le libéralisme économique et le syndicalisme théorique. En font partie toutes les formes d’abstentionnisme électoral […] L’économisme n’est pas toujours opposé à l’action politique et au parti politique, qu’il considère cependant comme un simple organisme d’éducation de type syndical. Â» Cahier 13§18

Pour Gramsci l’économisme est l’erreur centrale de la pensée du libre-échange selon laquelle il y a une distinction entre société civile et société politique. Cela encourage donc à penser qu’il faut une société politique (l’État) de régulation/dérégulation distincte des activités marchandes inhérentes à la société civile. Ainsi les décisions politiques sont vues comme secondaires dans une organisation sociale qui ne répondrait qu’aux lois économiques des marchés. Cette idée devenue hégémonique à notre époque érige en fatalité quasi divine la consommation comme une force naturelle guidant l’humanité indépendamment de tout libre arbitre politique et intellectuel. Selon Gramsci, l’abstentionnisme, même anarchiste, s’appuie donc sur l’idée selon laquelle l’État n’est pas une composante de la société, que c’est un corps étranger, auquel il ne faut pas s’intéresser. Or précisément, l’État étant intimement lié à la société civile, il est une confiscation de la politique, du gouvernement par la même classe qui confisque les moyens de production. L’élection dans les républiques bourgeoises vieilles de deux siècles comme la nôtre n’est pas comme le jeu dynastique des monarchies un simple divertissement assurant la rotation du pouvoir au sein de la classe dominante. Elle est l’expression des rapports de force de la société civile. C’est pour cela que l’extrême droite, historiquement anti-électorale, s’est convertie non pas au respect des urnes, mais à la conquête pratique de l’hégémonie par le vote mais surtout par tous les canaux d’information et de propagande nécessaires pour remporter une élection. Avoir délaissé le champ de bataille électoral n’est pas seulement une défaite face aux conservateurs et aux réactionnaires qui se le partagent aujourd’hui, c’est avant tout la raison d’un recul général dans toutes les structures et infrastructures culturelles. Avoir renoncé à voter s’est accompagné d’avoir renoncé à convaincre les masses d’une organisation sociale émancipatrice alternative à l’ordre dominant. L’abstentionnisme était plus justifié aux premières heures de l’anarchisme où le vote restait minoritaire dans le monde, où les femmes en étaient exclues. À l’époque pouvait encore se mener une guerre de mouvement dans le champ politique visant à renforcer le pouvoir en place par un épisode insurrectionnel. La participation aux élections pouvaient encore être contournées facilement aussi parce que la forme de vie rurale en communauté et ses continuités en ville via les ouvriers exilés de leur terre faisaient de l’auto-organisation en assemblée la forme première de l’expression politique des opprimés. Aujourd’hui le vote est passé devant, notamment à cause de l’individualisme véhiculé par le mode de vie urbain et la centralité des infrastructures de transport d’individus et de marchandises. Se passer de la forme d’expression politique la plus simple et la plus utilisée tient aujourd’hui plus du puritanisme que de la contestation.

Pour nous l’élection n’est donc pas un tabou. Mais elle ne doit pas non plus être un totem autour duquel s’articule toute notre action politique. Au contraire, nous devons utiliser l’élection comme une jauge de notre progression dans la pensée collective. Pour cela les listes tirées au sort aux élections municipales et autres ruses pour détourner le vote de sa signification aristocratique sont excellentes. Mais il ne faut pas non plus passer à côté de la personnification comme méthode pour toucher la sensibilité de chacun. Trop souvent on croit à gauche qu’il faut rassembler par des idées éthérées, mais si la démocratie représentative se maintient comme régime c’est parce que l’identification sensible à des individus, même des tyrans, est bien plus forte que l’identification à des idées. C’est pour cela que la tactique de l’écopopulisme de Naomi Klein doit être prise avec le plus grand sérieux. L’écologie doit se décrasser de son image technocratique et désincarnée, revenir à la vie, au quotidien et à la terre dans ses manifestations politiques. L’élection, en tant qu’outil pour faire masse pacifiquement, diffuser des idées et prendre le contrôle d’institutions adverses n’est ni indispensable ni inutile. Elle est la dernière de nos armes par ordre de priorité, mais pas nécessairement celle qui produira le moins de résultats.