
Assiste-t-on à un basculement dans l’organisation des solidarités en France ? Le pays vit depuis plusieurs années maintenant un mouvement inédit de répression des libertés associatives, syndicales et politiques, qui vient de s’accélérer ces derniers mois sous les coups de boutoirs de l’austérité budgétaire et de l’autoritarisme néolibéral. Cette dynamique répond d’ailleurs parfaitement à un agenda réactionnaire internationalpropulsé de façon spectaculaire par le nouveau mandat présidentiel de Donald Trump aux États-Unis, dont l’objectif explicite est d’assainir le corps social de tous ses éléments subversifs. Tous et toutes y passent : militantEs anti-racistes, décoloniaux.ales, féministes, LGBTQI+, écologistes, syndicalistes, personnes migrantes, chercheurEuses, humoristes, militantEs de la culture et de l’éducation populaire, acteurices des solidarités, défenseurEuses des droits et, bien sûr, leurs moyens matériels d’organisation que sont les associations, coopératives et syndicats ainsi que les espaces dans lesquels ils et elles incarnent chaque jour la possibilité de l’émancipation et de la résistance populaire.
La répression politique par les financements publics aux associations
Sous prétexte de restrictions budgétaires, de nombreux élus locaux règlent ainsi leurs comptes avec les associations jugées indésirables. Dans le Val-de-Marne, le département à majorité de droite sucre de plus de 70% les subventions accordées à des associations d’aide aux précariséEs. Dans le département du Rhône, ce sont les associations écologistes qui se voient réprimées pour la simple contestation de projets écocidaires. En Pays-de-la-Loire, le conseil régional s’en prend à toutes les associations culturelles, sportives et féministes.
L’adoption (par 49.3 faut-il encore le repréciser ?) d’un des budgets les plus austéritaires de ces dernières décennies semble plus largement commander le choix d’abandonner, une nouvelle fois, les organisations considérées comme les « moins essentielles » par des éluEs bourgeoisEs à courte vue. Partout les lieux et organisations préfigurant d’autres manières de produire des biens et des services réellement utiles à la société, en dehors de toute logique lucrative, voient leurs moyens se réduire comme peau de chagrin. Au total, on estime que plus de la moitié des associations étaient encore en attente de leurs subventions en mars. Quant à celles qui ont vu leurs financements publics reconduits, cela a été avec une baisse significative. On peut d’ores et déjà prévoir qu’avec les 40 milliards d’économies prévues par le gouvernement Bayrou, les attaques à l’encontre du mouvement associatif seront plus sévères encore.
La fragilisation des associations est loin d’être nouvelle. Depuis 2005 au moins, la part des subventions dans les budgets associatifs se rétractent au profit de la commande publique mettant en concurrence des organisations à but non lucratif avec le reste du secteur privé pour répondre à des marchés publics. Quant aux subventions, elles prennent de plus en plus la forme d’appels à projet, ajoutant à la concurrence entre associations la relégation du projet associatif initial au profit d’objectifs dictés par l’État et les collectivités. Une grande partie du secteur associatif employeur s’est ainsi progressivement constitué, malgré lui, comme le délégataire de services publics au rabais, conduisant autant à la transformation de ses militantEs en gestionnaires « d’entreprises associatives » qu’à la mise en place d’un salariat associatif fortement précarisé.
La dernière loi « Séparatisme » et, notamment, la soumission de l’obtention d’un agrément de l’État par une association à la signature d’un contrat d’engagement pour le respect des « principes républicains », limitent très fortement les principes de la liberté d’association et vient parachever un mouvement plus historique de répression des associations dans les quartiers populaires au nom de la lutte contre le « communautarisme », paravent d’un véritable racisme d’État.
L’auto-organisation de la solidarité est encore loin de s’essouffler
Pour autant, ces attaques répétées contre les associations ne tarissent pas les élans de solidarité et d’entraide qui fondent les résistances citoyennes d’aujourd’hui et de demain. Nous l’avons bien vu lors la pandémie de COVID-19, alors même qu’ils étaient durement touchés par les mesures de restriction sanitaire, les réseaux associatifs et coopératifs historiques, accompagnés d’un sursaut d’auto-organisation citoyenne, ont largement contribué à faire en sorte que la société puisse tenir le choc face aux défaillances criminelles de l’État et des marchés. On a ainsi pu voir des coopératives contribuant à la fabrication de masques, ou encore des brigades de solidarité populaire et des associations de quartiers réorganisant l’approvisionnement alimentaire des familles les plus fragilisées par la crise. Et chaque mois se créent de nouvelles associations et de nouvelles coopératives par des citoyens et citoyennes désireuses d’organiser les moyens de répondre à leurs propres besoins, en dehors du marché et de l’État. Face aux chocs actuels et à venir, qu’ils relèvent de cataclysmes écologiques, de la guerre sociale menée par les gouvernements néolibéraux aux classes populaires ou encore du péril fasciste, ces organisations sont des outils concrets absolument essentiels pour permettre aux populations de résister.
De l’économie sociale et solidaire aux communs : s’auto-organiser, se fédérer, transformer la société
Cette fonction de « résistance » (de « résilience » diront certainEs) ne peut toutefois se suffire à elle-même. Les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS), comprenant associations, coopératives, mutuelles, fondations et sociétés commerciales de l’ESS, sont les héritières de luttes sociales qui ont su incarner leurs idéaux politiques à travers la création de structures économiques répondant en même temps à des besoins essentiels (se loger, se nourrir, se soigner, se former, etc.) tout en concrétisant des utopies réelles. Au fil des dernières décennies, ce qui apparaissait autrefois comme une économie alternative s’est trouvé progressivement dans un trouble jeu de complémentarité avec le fonctionnement du système capitaliste. Entre le secteur marchand et l’Etat, ce « tiers secteur » dépolitisé, lieu de toutes les récupérations par le système néolibéral (à l’instar de « l’entrepreneuriat social »), a vu ses utopies largement détournées des aspirations à l’émancipation qui les avaient fondées.
Il reste que c’est au sein de ce champ de l’économie que le mouvement social trouve encore les moyens matériels pour transformer la société ici et maintenant et éroder peu à peu les bases institutionnelles et culturelles du système capitaliste. Dans les domaines de l’agroécologie et de l’alimentation, de la santé, du logement et de la construction, de l’industrie, des mobilités, ou encore de la formation et de l’éducation populaire, les organisations de l’ESS permettent d’instituer la société de demain par des moyens démocratiques (une prise de décision selon le principe « une personne = une voix ») et en répondant à des objectifs d’utilité sociale (non lucrativité ou lucrativité limitée). Encore faut-il qu’elles trouvent le moyen de dépasser le rôle de « réparation » des injustices sociales et des destructions écologiques qui leur est bien souvent assigné par le système capitaliste, à l’origine mêmes de ces désastres. C’est en effet ce positionnement qui tend aujourd’hui à affaiblir la mise en pratique des valeurs démocratiques et d’utilité sociale que portent ces organisations, au profit de leur marchandisation et « gestionnarisation ».
Pour que les organisations de l’ESS trouvent le moyen de regagner une capacité à préfigurer la société de demain à partir des aspirations de chaque citoyEnne, elles peuvent compter sur la pratique des communs que l’on pourrait définir par « la gestion commune et démocratique de la production d’un bien ou d’un service par chacunE de ses utilisateurices ». L’essentiel des organisations instituant aujourd’hui les communs reposent sur les statuts juridiques de l’ESS. Ce sont des associations, des coopératives, ou encore des fonds de dotation qui servent de support à une forme d’autogestion élargie à l’ensemble des domaines de l’économie et de la société. À travers l’ouverture de leurs instances de prises de décision à l’ensemble de leurs salariéEs, bénévoles et usagerEres, ainsi qu’avec la participation autonome de chacunE à la mise en œuvre et la gestion quotidienne de leurs activités, elles font de la démocratie un principe bien plus engageant et mobilisateur que la simple délégation de responsabilité à la faveur d’un nombre restreint d’éluEs. Un principe d’ailleurs de plus en plus plébiscité, à mesure que se restreint l’espace des libertés publiques en France comme dans le reste du monde.
Par conséquent, cette « ESS des communs » pourrait redonner une puissance politique nouvelle à des formes d’organisations économiques aujourd’hui bien connues de tous et toutes. Le conflit qui oppose de manière beaucoup plus frontale et explicite l’ESS (et au premier plan les associations) à l’ensauvagement capitaliste tend ainsi à faire des communs une voie de salut pour des formes d’organisations qui sont, pour une grande partie d’entre elles, le produit historique des mouvements sociaux. La situation incite aujourd’hui l’ESS à renouer avec un projet politique commun de transformation radicale de la société, à l’heure où elle ne peut tout simplement plus jouer son rôle de pacification sociale face aux bouleversements écologiques planétaires.
CertainEs l’ont bien compris, et mettent en place des caisses locales de l’alimentation associant agriculteurices, distributeurices et consommateurices pour concrétiser à l’échelle locale une sécurité sociale de l’alimentation ayant vocation à s’étendre à tout le territoire national, comme les premières sociétés de secours mutuels ont préfiguré en leur temps ce que deviendra plus tard le régime général de la sécurité sociale. Dans le domaine de la santé, les centres de santé communautaire, qui font de leurs usagerEres les acteurices de leurs propres parcours de soins, réinventent un système de santé pourfendu de toute part et rappellent ce que furent les combats populaires pour la santé publique au vingtième siècle. Dans le domaine de l’énergie, des citoyennEs mutualisent leurs ressources pour produire et distribuer de l’énergie renouvelable à l’échelle locale, anticipant la mise en œuvre d’un système énergétique démocratisé et décentralisé. Ce sont autant d’initiatives qui permettent également de réaliser dès maintenant une planification écologique et démocratique, par les besoins réels de la population, au sein des territoires.
Tant d’autres exemples pourraient être cités et nous ne manquerons pas, au sein de PEPS, de faire valoir ces pratiques et initiatives constitutives d’un projet politique, où les communs représentent un rôle central. De fait, la défense à l’échelon municipal des communs représente le fil rouge de nos propositions programmatiques qui devraient être mises en avant par les listes citoyennes se constituant pour les élections municipales de 2026, avec la perspective de porter un projet communaliste sur leur territoire.
La défense et le développement des communs doivent enfin passer par la constitution de réseaux d’entraide entre structures afin de faciliter la mutualisation de biens et de services, garantir leur autonomie et indépendance, partager savoir-faire et expériences, que ce soit à une échelle locale ou nationale. De très nombreux réseaux existent déjà en ce sens, qu’il s’agisse de coopératives, de médias indépendants, de réseaux d’épiceries sociales et solidaires pour la mutualisation de leurs approvisionnements ou encore de réseaux de centres de santé communautaire. Leur structuration et fédération en un véritable contre-pouvoir populaire confédéral est un des objectifs de PEPS, qui se veut le porte-voix du communalisme tel qu’il se réalise aujourd’hui à travers ces initiatives.
Défendre les libertés associatives et la place de cette « ESS des communs » dans la société, c’est donc défendre ce potentiel très concret de faire entrer les aspirations du mouvement social dans le fonctionnement de l’économie, à l’heure où la porte semble fermée à toute revendication citoyenne ou syndicale.