Le projet de loi gouvernemental sur l’aide à mourir dans la dignité va être débattu à l’Assemblée nationale. Porté depuis des décennies par des mouvements citoyens, ce droit nouveau peut apparaitre comme une nouvelle avancée sociétale légitime pour les personnes en fin de vie. Cependant le diable se nichant dans les détails, il pose aussi des problèmes nouveaux que nous, militants d’une écologie de libération, partisans d’une émancipation et d’une égalité sociale de la naissance à la mort, souhaitons interroger.
Précisons d’emblée que nous nous inscrivons clairement contre tout discours réactionnaire et que nous ne voulons pas être associés à des positions conservatrices et dangereuses telles celles des catholiques intégristes. Chacun doit pouvoir disposer librement de son corps.
Avec l’augmentation de la durée de la vie (à distinguer de la durée de vie sans incapacités), s’est posée l’exigence de soins palliatifs, sans que la promesse soit tenue, les pouvoirs publics ne mettant jamais en œuvre les moyens pour tous d’y accéder. Et maintenant les inégalités en viennent à se développer devant la mort, avec le risque de l’abrégement de la vie suivant le statut social.
La promotion et la légalisation de la mort anticipée par autrui réclamée depuis des années par des associations comme l’ADMD, et maintenant soutenues par le gouvernement, si elle est sur le fond une avancée incontestable, pourrait être détournée de son objet par le libéralisme autoritaire.
En effet contrairement à ce qui est affirmé, la bonne mort serait celle réservée à ceux capables de faire durer leur existence. Aux pauvres, aux ouvriers, aux personnes non valides, l’injection du cocktail lytique présenté comme le moyen d’en finir avec une vie sans espoir ; aux riches, le bénéfice jusqu’à la fin de soins palliatifs de plus en plus sophistiqués, et la possibilité de choisir sa fin…
La mort comme la naissance, l’enfance, la prise en compte de la vieillesse ou des personnes handicapées est une question politique qui demande une réponse politique. Nous devons nous poser la seule question qui vaille : quel choix exactement est offert aux individuEs ? Est-ce le choix de la mort ou le choix d’une vie digne et autonome ? Peut-on réellement prôner l’autonomie corporelle, l’autonomie de choix sur son corps, sans garantir l’autonomie dans tous les aspects de la vie quotidienne (logement, ressources, compensation du handicap, accessibilité…) ?
Pour ne prendre que le cas des personnes handicapées, le projet de loi soulève une question de fond. Ces personnes sont encore trop souvent privées de leurs droits les plus fondamentaux. Elles sont encore massivement ségréguées dans des institutions, privées d’accessibilité au bâti, aux espaces publics, aux transports, privées des moyens d’une vie autonome par une compensation des handicaps très insuffisante et qui se réduit, et majoritairement maintenues dans la précarité économique. Et en mars 2023, le Conseil Constitutionnel, saisi par l’association antivalidiste Handi-Social, a refusé de garantir l’effectivité du droit à compensation du handicap, priorisant les économies budgétaires et confirmant qu’en France les personnes handicapés ne sont pas égales aux valides.
Est-il admissible que les personnes handicapées soient obligées de faire appel à la charité pour financer un fauteuil roulant, une prothèse, un aménagement de logement, de véhicule d’autres besoins ?
Dans un tel contexte, parler d’aide à mourir sans garantir une vie digne est non seulement hypocrite, mais aussi dangereux. L’État a réduit de 230 millions d’euros le budget pour le handicap et les solidarités et a annoncé vouloir réduire et trouver 12 milliards d’euros d’économies sur les dépenses publiques d’ici 2025, notamment en examinant la prise en charge des affections de longue durée, ce qui ajouté à la casse systématique de l’hôpital public amorcée depuis des années mais aggravée sous Macron, accroit les inégalités de santé.
Ce qui suscite aussi nos inquiétudes, c’est ce qui se passe actuellement dans de nombreuses provinces du Canada, ou après le vote d’une loi autorisant le droit à l’euthanasie et au suicide assisté, loi initialement réservée aux personnes en fin de vie, une nouvelle loi est venue ouvrir ce droit à toutes les personnes en souffrance, y compris souffrance sociale liée à la pauvreté, et souffrance des personnes handicapées privées des conditions et des moyens d’une vie autonome.
Dans un monde idéal, où la société serait pleinement accessible, où la ségrégation sociale et spatiale n’aurait plus lieu, où les moyens de compensation des handicaps seraient une réalité permettant une vie autonome, l’aide à mourir serait une option tout à fait légitime. Cependant, dans la réalité actuelle, où le validisme causé par le productivisme et donc par le capitalisme prévaut, légaliser une telle mesure, sans forte garantie de réels choix éclairés, peut finir d’ouvrir la porte à l’eugénisme et renforcer les discriminations.
Car souvent on entend dans l’espace public des réflexions telles : « si j’étais dans une chaise roulante, j’aimerais mieux me suicider ». Ce sont les personnes valides qui tiennent de tels propos. Dans une société validiste où les personnes handicapées sont sommées d’accomplir des exploits, de « dépasser leur handicap », d’être des leçons de vie pour les valides, et où le Téléthon utilise des enfants handicapés pour faire appel à la charité en contrepartie de la promesse d’une guérison, au lieu de défendre le droit à compensation et à la vie autonome et l’accessibilité, la loi sur la fin de vie, si elle n’était pas très encadrée, banaliserait ces injonctions. Durant les années où le nazisme régna en Europe, ces propos eurent même force de loi car à côté des juifs, des tziganes, les handicapées subirent le même statut, celui de sous humains condamnés à la mort. En disant cela, nous refusons évidemment de nous identifier aux propos réactionnaires des néofascistes condamnant le projet de loi au nom du « droit à la vie » du catholicisme intégriste.
Nous considérons que le droit à l’euthanasie et au suicide assisté est un droit essentiel. Ce que nous refusons c’est la marchandisation de la mort. Le capitalisme s’est étendu dans sa phase productiviste à tous les domaines de la vie humaine ; Nous avons assisté à la médicalisation de tout le processus de la vie pour aboutir à un être humain vu seulement comme un être performant, compétitif, valide, indépendant, plutôt jeune, surtout pas malade ni handicapé, donc exploitable à merci. C’est maintenant la mort que le capital veut transformer en source de profit. A partir du moment où un système fait des êtres humains des marchandises corvéables à merci, alors on peut exclure ceux qui ne sont pas à la hauteur, alors on peut envisager leur mort comme un moyen de valoriser le capital.
En 2020 dans son rapport annuel devant le Conseil des droits de l’homme, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, Catalina Devandas-Aguilar, avait dénoncé l’eugénisme libéral dont sont victimes les personnes handicapées au sein de nos sociétés. Le rapport dénonçait les conséquences malheureuses de techniques telles que le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), l’avortement sélectif (IMG) ou le dépistage prénatal (DPN) sur les enfants handicapés : selon les défenseurs des droits des personnes handicapées, « les analyses bioéthiques servent souvent de justification éthique à une nouvelle forme d’eugénisme, souvent qualifié de « libéral ». (…) S’il n’existe peut-être aucun programme eugénique étatique fondé sur la contrainte, dans un contexte marqué par les préjugés et la discrimination à l’égard des personnes handicapées, l’effet cumulé de nombreux choix individuels risque de produire des résultats eugéniques.” Et de mentionner les “pressions exercées par le marché” pour concevoir le « meilleur enfant possible », “l’amélioration génétique” comme “obligation morale” pour certains spécialistes, jusqu’à la proposition aux parents d’euthanasier les nouveaux-nés handicapés (Protocole de Gröningen).
À l’automne 1939, Adolf Hitler a secrètement autorisé un programme de “mort par compassion” administré par des médecins, sous le nom de code « Opération T4 ». Ces meurtres se sont poursuivis secrètement jusqu’à la fin de la guerre, entraînant l’assassinat d’environ 275.000 personnes handicapées.
Aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes âgées et de malades chroniques pourraient mourir, non pas dans des chambres à gaz, mais dans les « maison d’accompagnement à la fin de vie », légalement. Le Covid avec son tri eugéniste, a montré que la tentation rendait possible cette éventualité.
Enfin les maisons d’accompagnements à la fin de vie, nouvelles institutions que le gouvernement veut créer alors que l’ONU demande clairement la fermeture de tous les lieux de ségrégations, est une nouvelle provocation d’un pays qui, ayant ratifié la convention ONU des droits des personnes handicapées, continue pourtant à mener une politique contraire à ses engagements internationaux. Amenant la rapporteure de l’ONU à résumer la politique française par 3 termes : « ségrégation, privation de liberté, atteinte aux droits humains ».
De plus ces maisons confiées au secteur libéral ou secteur associatif, permettront de rentabiliser la mort alors qu’un accompagnement décent sur le lieu de vie choisie réellement par la personne serait la seule option acceptable. Mais le capitalisme ne peut s’empêcher de faire de l’argent sur tout, y compris la mort.
Et nous savons bien en France que le secteur associatif spécialisé du handicap est prêt à tout pour poursuivre la ségrégation, comme par exemple l’APAJH qui a trouvé le moyen de faire créer des ESAT, lieux d’exploitation des travailleurs handicapés, y compris dans les prisons françaises. Ces organisations qui prétendent parler au nom des personnes handicapées continues à influencer très négativement la politique française du handicap alors même que l’ONU demande clairement que la France cesse de faire la confusion entre les organisations réellement représentatives des personnes concernées, c’est-à-dire des organisations qui n’ont aucun conflit d’intérêt avec la gestion, et ces organisations gestionnaires qui se gardent bien de contester réellement et concrètement les politiques menées en France.
Le validisme, système d’oppression des personnes handicapées, fusionné avec cet eugénisme libéral peut déboucher sur cette barbarie. Le capitalisme est incompatible avec les droits sociaux de la grande masse de l’humanité. Pour garantir ces droits, il faut lutter pour mettre fin à cet ordre social. En attendant, demandons le droit à mourir dans la dignité mais dans des conditions respectant les droits de toutes et tous et en s’assurant que tout candidat à la mort digne aura au préalable bénéficier de toutes les conditions d’une vie digne. Concrètement, toute personne, handicapée ou pas, demandant à bénéficier d’une fin de vie prématurée, devrait se voir offrir tous les moyens matériels de mener une vie digne.