La lutte des Lip cinquante ans après : un exemple de construction du pouvoir populaire

La lutte des Lip cinquante ans après : un exemple de construction du pouvoir populaire

Il y a cinquante ans, le 18 juin 1973, les ouvrier(e)s de Lip décidaient non seulement d’occuper leur usine contre les 480 licenciements prévus mais de produire et de vendre le fruit de leur travail en remettant en route la production, sous contrôle des travailleurs, pour assurer « un salaire de survie ». Un immense mouvement de solidarité allait se créer autour de cette grève d’un type nouveau. Lorsqu’on se penche sur les caractéristiques de ce mouvement, on y retrouve les ingrédients de la construction du Pouvoir Populaire. Un slogan de l’époque résonne encore aujourd’hui : « Vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui ». Lip c’est l’utopie en marche de la Seconde Commune.  

1 – Les Lip ont remis en cause le mode de propriété. Le droit sacré de propriété privée des moyens de production est contesté dans son essence même. En remettant en marche l’outil de production et en se payant, les ouvrier.es de Lip refusent le despotisme capitaliste et les rapports de production qui donnent au patron le pouvoir de licencier. Ils affirment que ce sont elles et eux les vrais propriétaires de l’usine. Les Lip n’ont pas revendiqué la nationalisation ou l’étatisation de leur entreprise. Ils l’ont remis en marche directement ne comptant que sur eux-mêmes et la population qui les soutenait.

2 – Les Lip ont mis au centre de leur combat l’idée d’autogestion : « on produit, on vend, on se paie », tel était le slogan des LIP. Cette volonté de contrôler et d’organiser la production avaient déjà émergé durant la révolution espagnole en 1936 mais en France elle était limitée aux cercles intellectuels, au PSU et à la CFDT. La lutte des Lip allait rendre populaire l’idée d’autogestion en démontrant qu’elle n’était pas seulement une utopie mais un moyen de lutte et une anticipation de la société à venir. Les patrons ne sont plus indispensables car la richesse est créée par les salarié.es. C’est nous qui produisons, c’est nous qui décidons.

3 – Les Lip ont contesté radicalement l’organisation capitaliste du travail : Voulant rompre avec une vision du travail aliénant, les salarié.es organisent des postes tournants. Chaque matin, ils sont répartis dans les commissions quelle que soit leur position hiérarchique ou leurs compétences. Cette rotation des tâches, cette polyvalence remet en cause radicalement le travail aliénant. A l’heure où le mouvement des retraites a relancé le débat sur le sens du travail, les LIP ont montré là aussi qu’une autre organisation du travail était possible, que l’on pouvait casser  la division entre les statuts de cadres et d’ouvriers , entre travail manuel et intellectuel.

4 – Les Lip ont mené un combat féministe. La lutte est portée par les ouvrières majoritaires dans l’usine. Les femmes, nombreuses chez les O.S., étaient absentes de la maîtrise et peu présentes chez les ouvriers professionnels. On appréciait leurs doigts fins et précis, mais elles subissaient le manque de respect, le harcèlement sexuel, leur non-reconnaissance comme égales par les autres. Leur lutte devint naturellement une lutte féministe. Toutes les semaines, les ouvrières de Lip se retrouvent pour échanger sur les problèmes spécifiques des femmes dans l’usine. En 1974, elles créent un commission Femmes au sein de l’usine puis rédigent une brochure « Lip au féminin » à destination des ouvrières d’autres usines pour relater leur expérience.

5 – Les Lip ont pratiqué une désobéissance civile non violente. Alors qu’en Europe, les Brigades Rouges ou la Fraction Armée Rouge se lançaient dans la lutte armée, les Lip montraient qu’une autre voie était possible, celle d’une lutte délibérément illégale mais qui n’attente pas à la vie d’autrui. En s’emparant du stock de 25 000 montres et en les vendant pour se payer à travers un réseau de vente directes dans tout le pays, ils pratiquent un illégalisme légitime bien plus efficace que la guérilla urbaine contre-productive d’organisations comme Action Directe. A la même époque le MLAC, Mouvement pour la Liberté de l ’Avortement et de la Contraception, organise des avortements désobéissant à la loi. Un peu plus tard les radios libres émettent en contestant le monopole d’État.  En Italie des auto-réductions sur l’électricité sont pratiquées.

6 – Les Lip ont mené un combat régionaliste.  Les Lip ont repris à leur compte le slogan des paysans du Larzac et des mouvements occitans, bretons, basques, corses, alsaciens : « Nous voulons vivre et travailler au pays ». Contre la délocalisation de leur emploi, ils expriment la volonté de vivre et travailler sur leurs territoires. Face aux hauts fonctionnaires, ils révèlent les aspirations des peuples opprimés par le centralisme parisien qui entrave et nie les langues et les cultures régionales. Face au tsunami de la désindustrialisation qui va s’abattre sur des régions entières, les LIP ouvrent la voie à l’idée de relocalisation de l’économie.

7 – La lutte des Lip est communaliste. Dans la nuit du 14 au 15 août 1973, les CRS pénètrent dans l’usine et expulsent les occupants. Charles Piaget, leader de la section CFDT de Lip, : « L’usine est là où sont les travailleurs ! Ce n’est pas des murs, l’usine, c’est d’abord des travailleurs ! On va la reconstruire, l’usine. ».  Leur quartier de Palente est leur base arrière. A 800 mètres à peine, ils occupent le gymnase Jean Zay dès le 16 août, sur l’invitation de la municipalité. Les travailleurs font du gymnase le nouveau centre névralgique d’une mobilisation dont les activités (y compris la production et la vente) s’implantent sur différents sites, à quelques pas du gymnase et de l’usine : le cinéma Lux, où se tiennent les assemblées générales, le sous-sol de l’église saint Pie X, où est acheminé le courrier.  La ville de Besançon devient le territoire du conflit : la ville d’origine de Pierre-Joseph Proudhon et de Charles Fourier, préfigure l’alliance des Communes et des producteurs.

8 – Les Lip sont un laboratoire politique. Tout le pouvoir réside dans l’Assemblée Générale. Le pouvoir vient d’abord d’en bas. Il ne se conquiert pas de manière centrale, mais de manière décentralisée, dispersée ; la conquête des pouvoirs n’est pas la prise des centres nerveux de l’ennemi, ministères, casernes, etc. ; La Révolution n’est pas une opération qui se joue dans un lieu unique et central, l’Élysée. C’est un processus de révolution lente consistant au contraire à établir du pouvoir démocratique dans les lieux de production, d’étude, d’habitation, de loisirs.  Partout des zones d’autonomies temporaires peuvent permettre à ceux qui y vivent et travaillent de prendre en main leurs affaires. Le Comité d’Action créé dès le début de l’occupation est aussi un lieu qui permet aux travailleurs de s’exprimer et de contester les appareils syndicaux. Le rapport aux partis politiques n’est pas fermé. Ils peuvent intervenir à partir du moment où ils ne contestent pas les choix majoritaires du personnel. Enfin ultime enseignement de la lutte des Lip, leur action comme celle des paysans du Larzac n’empêchera pas François Mitterrand un an après le début de leur mouvement d’arriver au coude à coude avec Valery Giscard d’Estaing. Il n’y a pas de contradiction entre un processus électoral d’Union de la Gauche et des luttes populaires. Ils peuvent se nourrir l’un l’autre.

9 – Les Lip font de l’usine un lieu ouvert, de culture et d’éducation populaire. Des artistes engagés viennent s’y produire régulièrement, comme la chanteuse Colette Magny. Des pièces de théâtre sont jouées et des bals populaires sont organisés, où le brassage des intellectuels et des ouvrier.es est une réalité. Un film est tourné et monté par les ouvriers eux-mêmes. L’usine comme en Juin1936 devient un centre d’éducation populaire permanente qui transforme la vie de chacun.e

10 – La lutte des Lip est un exemple de convergence des luttes. Quand, au mois d’août 1973, sur le Causse du Larzac, 80 à 100 000 personnes viennent célébrer l’unité ouvriers-paysans, c’est une véritable unité populaire qui se construit autour des salarié.es, de Lip et les paysans du Larzac, au-delà des appareils. Le n° 2 du bulletin Lip Unité propose la “coordination entre les luttes” ou encore “la coordination des luttes” avec comme objectif : “la nécessaire coordination entre toutes les luttes” ; Sont mentionnées les luttes ouvrières, celles des paysans, des étudiants, mais encore toutes les autres formes de la lutte, régionales, internationales et celles qui posent un problème spécifique comme les luttes pour l’émancipation de la femme, l’écologie, la prison, l’armée, l’urbanisme, la médecine, etc. Cette coordination vise à dépasser des luttes qui restaient relativement sectorielle ; De fait la convergence des luttes va s’organiser avec les paysans du Larzac en lutte contre l’extension du camp militaire. Enfin la lutte des Lip c’est un réseau de dizaines de comités de soutien qui vendent des montres, popularisent la lutte, organisent des meetings en présence de militants de Lip.

Cinquante ans après Lip et le Larzac, nous avons besoin de redécouvrir ce type d’expérience. Même si le mouvement des retraites a été un échec après bien d’autres, nous n’avons ni cédé ni perdu autre chose qu’une bataille. A l’époque des Lip, l’âge de la retraite c’était 65 ans.  En 1981 la gauche réformiste l’établit à 60 ans. Rien n’est jamais perdu ni gagné définitivement. Le mouvement d’aujourd’hui s’inscrit dans une séquence ouverte depuis Nuit debout et les Gilets jaunes où le mouvement social a fait preuve d’imagination créatrice, où il invente de nouvelles formes d’action. Le pouvoir populaire ne sort pas de la cuisse de Jupiter d’un parti d’avant-garde mais de l’accumulation de ces expériences et d’une stratégie définie et portée par celles et ceux qui luttent.