
Alors que Macron nous appelle aux armes, que la guerre s’intensifie au Congo, que Trump offre des bombes lourdes à Israël pour raser Gaza et souffle le froid et le chaud avec l’Ukraine dans sa résistance face à Poutine, organisant une convergence des Impérialismes pour se partager le monde, nous ne devons pas nous laisser embarquer dans le désespoir et voir la soumission à ces tyrans comme seul horizon. Il est donc indispensable que le débat sur la place du rêve dans la révolution revienne sur la place publique. Le rêve a été ramené au-devant de la scène par une porte improbable : Houria Bouteldja a récemment lancé cette discussion par un discours “rêver ensemble” organisé par son média décolonial, Paroles d’honneur, qui a fait fortement réagir, beaucoup critiquant durement, avec leurs orientations respectives, la volonté de Bouteldja de récupérer à l’extrême droite le rêve patriotique de la France. Sa proposition, comme l’ensemble des réponses illustrent à merveille le manque total d’utopie à gauche. À PEPS, nous avons également un désaccord profond avec son « patriotisme internationaliste » qui n’est pas un rêve nouveau à nos yeux mais un vieux cauchemar joliment enrobé. Ce n’est pas la perspective stratégique cynique d’un patriotisme réinventé qui va nous permettre de lutter face aux dingueries des MAGA, des fanatiques évangélistes à la conquête de Mars voulant créer le surhomme par la science. L’amour révolutionnaire dans le patriotisme, c’est une illusion dialectiquement liée à la soumission patriarcale qui cimente nos sociétés jusque dans l’intime. Pour rêver en masse sans que le rêve ne vire au cauchemar, nous organisons notre proposition autour de deux orientations qui nous distinguent radicalement de son point de vue : la centralité de l’écologie populaire dans la construction d’un nouvel internationalisme et le refus de tous les impérialismes, par une approche rompant complètement avec le vieux monde des États-Nations et avec les campistes qui nous mènent à la guerre.
Nous, écologistes sociaux, communalistes, sommes un courant peu représenté dans l’espace public occidental. Pourtant, du Quilombo dos Palmares aux résistances Mapuches, du Chiapas au Rojava, des ZAD aux Gilets jaunes, nos idées sont au cœur des dernières expériences émancipatrices de ce monde. Nous avons encore du mal, sans doute, à sortir du piège mortel dans lequel s’est enfermée l’écologie politique et une part de la gauche : l’orgueil puritain et la culpabilisation des autres. Il faut pourtant tendre la main sans avoir peur de la salir comme l’ont fait les palestiniens, les zapatistes, les kurdes, les zadistes et les gaulois réfractaires en prenant les armes pour les uns, en formant des barricades pour les autres. Avant de rêver ensemble, il faut réfléchir ensemble : comment remporter la bataille des classes populaires en France et quel nouvel internationalisme construire pour vaincre l’international fasciste qui semble avancer sans aucune contradiction organisée depuis 2001.
Tuer l’empire colonial français d’abord
La France est toujours un empire dont les possessions coloniales morcelées ne sont que la face émergée de l’iceberg de son immense économie extractiviste dans les Suds, qu’elle passe par les francs CFA ou les pipelines de TotalEnergie. Comme le souligne Frantz Fanon, le racisme d’une société ne se résout pas à l’échelle des individus qu’il faudrait transformer pour qu’ils ne soient plus racistes, mais à l’échelle du système colonial qu’il faut démanteler pour mettre fin aux institutions et à l’économie qui entretiennent et nourrissent la société capitaliste raciste. Tant qu’il y aura des colonies sous pavillon tricolore et des multinationales françaises pour piller le monde, le principe d’une France égalitaire et révolutionnaire périra. Libérons les Antilles, la Guyane et la Réunion, rendons leur île aux Comoriens et leurs archipels aux Kanaks et aux Polynésiens et imposons la redistribution des terres dont l’accaparement par des élites locales Békés perpétue l’économie de la plantation. Stoppons les oléoducs de TotalEnergie en Ouganda et l’indexation des monnaies de l’ancienne AEF sur les bons vouloirs de la Banque de France, payons la dette coloniale et illégale de la France envers Haïti et des réparations envers les peuples réduits en esclavage et occupés par la République, exproprions les milliardaires qui tiennent ce pays par les chaînes colonisant à même nos esprits. Après, la France idéelle de Mélenchon, “le pays des droits de l’Homme et du citoyen”, la France idéale des révolutions, celle du drapeau rouge et du rouge du drapeau elle, pourra s’incarner sans être balayée par l’autre France, blanche et bleu marine, assise sur son tas d’or mal acquis.
Malheureusement, la France de gauche qui, de Michelet à Mitterrand, a construit le mythe de l’exception française du « pays des droits de l’homme » ne s’est jamais affrontée à l’empire forgé par la France coloniale. Les anticolonialistes ont toujours été minoritaires et n’oublions jamais qu’avant les porteurs de valises, il y a eu le vote des pouvoirs spéciaux par toute la gauche, communistes compris. En effet, la France n’est pas un rêve, mais le produit de l’histoire de la révolution bourgeoise arrivée au pouvoir dans le pays en 1793 sur le dos des sans-culottes et sur celui de la classe ouvrière en 1848 et 1871. On voit cette identité nationale, commercialisée par les partis d’extrême-droite, au moyen de laquelle ils galvanisent leurs militants par le sentiment d’appartenance, effaçant la variété des identités sous les plis du drapeau unique. Il s’agit bien là d’un marketing identitaire pour effacer la confrontation violente des races, des classes et des genres. De la même façon que la Religion au nom d’un Dieu unique n’est en fait qu’une création des pensées et des paroles de ceux qui cherchent une figure d’autorité ultime, nous voyons maintenant la Patrie devenir tout à la fois guide et idéal. Cette vision est une reconstruction néo-archaïque de la réalité, celle d’un État capitaliste qui n’a qu’un seul Dieu, une seule patrie, un seul maître à penser, l’Argent. Nous touchons ici à l’échec intrinsèque d’une vision transcendantale et patriarcale de la politique. Cette conception représente à notre sens un échec ontologique.
C’est ce qui forge d’ailleurs la nouvelle réalité géopolitique de notre temps, celle de la convergence des Empires sur le dos des peuples qu’ils soient palestinien, ukrainien, ouïghour, soudanais ou congolais, qu’ils soient migrants, indigènes, noirs, arabes. Trump, Poutine, Netanyahu ou Modi utilisent à la fois Religion et Patrie (avec Xi Jinping, c’est le communisme même qui est transformé en Religion) pour défendre leur volonté expansionniste visant à se partager les minerais stratégiques, les terres rares et les énergies fossiles dans une course folle et mortifère à la croissance. Cette convergence n’est que la continuation d’une histoire commencée en 1492 avec l’enfance du Capitalocène, celle des génocides des Natifs américains, de l’esclavage des Africains, celle du capitalisme du désastre. En mettant à disposition des entrepreneurs coloniaux leur puissance militaire, les noblesses européennes leur ont « offert » une richesse matérielle telle qu’elle leur a permis de prendre le pouvoir. La passation de pouvoir du féodalisme au capitalisme n’a rien d’un progrès, elle n’est que le fruit de la colonisation, les patries « républicaines » sont le continuum des royaumes. Il y a une nécessité à rompre définitivement avec la logique d’évangélisation civilisatrice de l’Occident, qui a exclu de l’humanité, en instituant le racisme, des milliards d’êtres humains, justifiant autant la guerre permanente aux Arabes que les génocides des Natifs américains, que l’esclavage des Noirs ou que l’accaparement de toutes les terres et les mers du globe aux seuls profits des bourgeoisies européennes. La race, d’abord construite par opportunisme pour exploiter la main d’œuvre nécessaire à l’économie des plantations, est devenue à l’ère industrielle l’outil principal pour diviser les peuples et justifier la confiscation de leurs terres, nous semble difficile à distinguer de la construction patriotique française. Non parce que l’amour de son peuple n’abrite pas de potentiel révolutionnaire, mais parce que les représentations que sont les Patries comme la France prétendent rassembler les citoyens qu’elles accueillent et dans le même temps excluent de leurs frontières et transforment en marchandise les corps racisés des étrangers, de celleux qui ne sont pas « français de souche ».
L’instrumentalisation du patriotisme français, fût-il communiste, nous semble donc un mirage. Si Manouchian et ses camarades moururent en se référant à la France, c’est quand ce pays était occupé par des nazis qui organisaient l’extermination de juifs, des tsiganes et des communistes. Nombre des membres des Francs-Tireurs et Partisans (FTP et FTP MOI) avaient aussi défendu la République espagnole quelques années auparavant parce que la lutte antifasciste était un enjeu internationaliste : non la défense de la France ou de l’Espagne mais celle d’un monde libéré de l’exploitation et de la domination.
Évidemment, l’Union Européenne actuelle, toujours plus raciste et autoritaire, constitue un nouvel avatar du suprémacisme blanc et surtout une institution capitaliste délétère pour nos droits sociaux détruits par l’austérité comme pour nos terres saccagées par la Politique Agricole Commune. Cependant, croire qu’un État français ferait mieux seul n’est pas du tout vrai, puisque ni la casse de l’héritage du Conseil National de la Résistance ni le remembrement intensif du monde paysan n’ont attendu les directives européennes. Pire, le racisme et l’islamophobie institutionnels décomplexés de la France, notamment par sa politique d’enfermement des étrangers dans les innommables Centre de Rétention Administratives qui est une spécificité bien de chez nous depuis des décennies et qui inspire jusqu’à Trump aujourd’hui. C’est pour beaucoup parce que la France est un empire colonial capitaliste et raciste que l’Europe l’est. Pour nous le Frexit décolonnial de Boutelja est une erreur politique qui ramène immanquablement au repli sur soi nationaliste. Frexit et Europhilie c’est bonnet blanc et blanc bonnet. À PEPS nous voulons détruire cette Union Européenne des États-Nations et des Capitaux pour faire une Confédération des Peuples libres de ce sous-continent. Tant de forces opprimées le souhaitent : Basques, Catalans, Voyageurs, Écossais, Bretons, Siciliens, etc. mais aussi tous les peuples toujours colonisés par la République et ceux que l’on dit « issus de l’immigration post-coloniale » qui sont des exilés contraints au départ par l’empire pour servir son besoin de main-d’œuvre jetable. Mais pour fédérer ces forces par-delà les frontières tant géographiques que culturelles, il nous faut un récit émancipateur beaucoup plus ambitieux que celui de la France. Un récit qui puise dans des affects populaires (qui n’ont rien de sales soit dit en passant) mais qui est, et ce n’est pas un paradoxe, un récit écologiste : une écologie des dominés qui doit écraser celle des dominants.
La fierté communautaire, la Commune insurrectionnelle, le sauvage
Il nous faut, en tant qu’écologistes, sortir de l’hygiénisme moral qui entoure notre idéologie et plonger dans le populisme écologiste que propose l’essayiste canadienne Naomi Klein pour battre le trumpisme :
– Le premier affect est celui de la vie commune dans un monde dur, la fraternité de condition matérielle. Il n’est pas question du béni-oui-oui du « vivre ensemble ». Mais bien de la camaraderie naturelle qui se forge entre des hommes et des femmes se serrant les coudes autour du feu dans la pénurie et l’adversité, la communauté de subsistance et de résistance. Ce sentiment de partager une souffrance et un combat construit bien sûr des communautés restreintes, spécifiques à une oppression : comme une diaspora face au racisme qu’elle subit, ou la communauté LGBTQIA+. Ces communautés développent des espaces de fierté et d’autodéfense. La communauté nationale, et l’amour de la France, s’inscrit finalement dans ce cadre, face au sentiment de déclassement, et ne doit donc pas être jugée avec le moindre mépris. Cependant la chance que nous avons dans notre malheur, c’est que nous partageons des souffrances bien plus larges et qu’il est possible de former des espaces où chacun vient avec son bagage. Il y a une erreur par exemple qui est de croire que les Gilets jaunes sont un mouvement de petits blancs brandissant des drapeaux français. Cette simplification médiatique efface la présence (certes, en quantité moins importante que dans les émeutes pour Nahel, ou pour Zyed et Bouna) de jeunes des quartiers dans les émeutes qui ont fait trembler Macron, en particulier en décembre 2018, mais encore fallait-il être sur les Champs Élysées pour les voir parmi la foule. Il ne faudrait pas oublier non plus que le mouvement le plus fort était dans les colonies insulaires, notamment à la Réunion, et que c’est le premier mouvement social à avoir mobilisé les Voyageurs. Dans les GJ il y avait des Tricolores, certes, mais aussi des drapeaux Roms, Palestiniens, Régionaux, Anarchistes, mais surtout des drapeaux Jaunes improvisés montrant bien que la lutte, c’est être ensemble, peu importe qui l’on est. Mais pour que cela se reproduise, il faut que dans chaque communauté, on se refuse à adopter une position de surplomb avec certains, surtout dans des mouvements authentiquement populaires. Le mépris reste un affect de classe, nous en savons quelque chose à PEPS, puisque Les Écologistes et les vieilles associations de l’écologie de Cour sont spécialistes de cette morgue.
– Le deuxième affect, et non des moindres, trop rapidement enterré par Bouteldja, est celui de l’organisation collective. Car si elle reconnaît aux Soviets de 1917 et aux ronds-points Gilets Jaunes la puissance de l’organisation collective, le fait qu’ils aient échoué à s’inscrire dans le temps lui suffit pour conclure que le capitalisme logistique a trop morcelé le prolétariat pour lui permettre de se coordonner horizontalement. Si le phénomène qu’elle pointe est effectivement le verrou qui rend vaine toute tentative d’impulsion d’une grève générale révolutionnaire, l’occupation des ronds-points et les blocages des axes de circulation des marchandises ont justement été une réponse très ingénieuse des forces populaires aliénées et morcelées par ce filet de routes, de béton et de bitume. Affirmer que l’occupation de ronds-points est vouée à l’échec parce que la répression en est venue à bout une fois est à la fois réducteur et erroné. Bien au contraire, certains existent toujours et leur réseau humain n’a pas disparu, et la possibilité de relancer ces occupations, dans un mouvement organisé cette fois, demeure une véritable possibilité tactique. Comme les habitants des grandes villes de la France du XIXe siècle ne virent leurs barricades abattues que pour les reconstruire ensuite, remportant les victoires des Trois Glorieuses en 1830, du Printemps des Peuples en 1848 et instituant pour quelques mois une cité intégralement démocratique, la Commune de Paris de 1871. Les mouvements d’occupations d’espaces stratégiques sont les luttes les plus efficaces de notre temps. L’écologie de rupture avec le capitalisme le démontre régulièrement grâce aux ZAD, depuis les luttes anti-nucléaires des années 60-80 jusqu’à l’A69 en passant par Notre-Dame-des-Landes. Comme sur la barricade, le bonheur du lien social retrouvé et la capacité de décision commune vont de pair, car le rond-point ou la ZAD sont à la fois un lieu de convivialité et de débats opérationnels et politiques. Ce n’est pas la seule colère mais la volonté de constituer un pouvoir populaire ensemble qui permet de rêver en masse. Nous appelons ça la Commune, à la fois comme forme de lutte insurrectionnelle et organisation de la société contraire à l’État. Lénine disait Tout le pouvoir aux Soviets, nous disons « Tout le pouvoir aux Communes » !
– Le troisième et dernier affect sur lequel nous pouvons nous appuyer, c’est celui de l’identification immanente à notre nature, en opposition à l’identification transcendante à notre nation. La nature se situe dans notre intériorité où elle est souvent enfermée, domptée. Pourtant c’est dans le retour à notre nature que prennent naissance les affects les plus profonds, ceux mobilisés par nos adversaires comme les nôtres. Le passé, la racine, le sauvage qui nous habitent déterminent réellement notre identité, fût-elle refoulée. Faire de cette part incarcérée de notre âme notre boussole, c’est accepter à gauche de plonger nos mains dans le marécage de notre sensibilité profonde, refuser de voir le progrès comme seule et unique force motrice de notre vie, prendre conscience de la diversité de nos racines et de la force avec laquelle elles peuvent nous ancrer dans le combat politique pour la reconquête de notre subsistance. Car c’est bien dans ces profondeurs là que tout se joue. Car la sauvagerie porte en nous, par un désir acharné de vivre et d’être libre, la force indispensable de la révolte contre l’oppression. Il n’y aura pas de révolution qui dure sans que le sauvage ne fasse irruption dans notre manière de faire société et de mener le combat politique.
Par-delà les affects, combattre la matérialité de l’exploitation
Il y a un autre enjeu cependant, qui n’est pas un affect, qui nous semble devoir être au cœur du rêve de masse qu’il nous faut forger, c’est la question de la propriété. Le communisme propose d’abolir la propriété, sujet totalement absent du discours de Bouteldja. Pourtant la propriété de la terre et des corps par des compagnies privées et des États est le cœur de la matrice coloniale, tant dans l’invasion et l’occupation des pays que dans l’esclavage et les génocides. La souffrance dans laquelle nous sommes toutes et tous et surtout les prolétaires et les racisés, c’est celle de l’appropriation de la décision par une élite économique retranchée dans ses palais, nous laissant aujourd’hui en partage des paysages morts, des tours de béton et des bourgs de bitume. Cette élite dépossède les gens de l’espace dans lequel ils vivent et de la possibilité d’avoir voix au chapitre de sa gestion. Nous devons faire de la question de la fin de la propriété une dimension centrale de notre récit, avec l’idée inverse, celle des Communs, dont nous sommes privés par la privatisation : l’eau et l’air pur, les transports, l’énergie, la santé, l’alimentation, le logement, la nature, etc. Les Communs reposent sur le droit ancestral de la coutume, de l’usage : l’usufruit. Ils montrent bien en quoi l’abolition de la propriété privée capitaliste n’est pas une dépossession, mais au contraire une réappropriation collective de notre environnement et la possibilité de transmission : nous n’héritons pas de la terre, nous l’empruntons à nos enfants. Lors de la colonisation espagnole en Amérique, les Tainos ne comprenaient pas le concept de propriété ; pour eux cela n’avait aucun sens. Pourtant ils avaient leurs territoires, leurs espaces, qu’ils partageaient en collaboration avec les vivants non humains. L’apogée des communs et la fin de la propriété, c’est aussi la fin des frontières, puisque la propriété d’une terre par un État n’existe que pour protéger la propriété privée de la terre par ses maîtres.
Aujourd’hui la propriété est plus que jamais le nerf de la guerre. L’esclavage n’a pas disparu et prend des formes modernes dans les grands ateliers du monde en Asie. Le vivant est privatisé par les modifications génétiques sur les semences, uniformisant l’agriculture planétaire dans un modèle industriel mortifère. Nos informations personnelles en ligne sont une mine d’or inépuisable pour les géants de la Tech, même notre intimité ne nous appartient plus. La reconquête de notre souveraineté sur nos corps, notre alimentation et l’émancipation du monde de cette privatisation généralisée est un enjeu extraordinairement concret. Pour ne prendre que cet exemple : la faim reste un enjeu politique déterminant, du blocage des aides par Israël aux Gazaouis assiégés aux files interminables d’étudiants attendant une aide alimentaire, aux luttes sociales sur les prix des produits de première nécessité en Martinique. Sortir l’alimentation des monopoles de la grande distribution mercantile et des spéculateurs est un combat concret d’émancipation qui mobilise bien au-delà de la France et des appartenances communautaires ; les drapeaux, ça ne se mange pas. Le Pain est toujours notre combat, et c’est une grande force du mouvement paysan international comme la Via Campesina de le porter en incarnant une écologie-lutte des classes qui n’intéresse pas assez le reste de la gauche, aveuglé par la corne d’abondance capitaliste.
Enfin, combattre la matérialité de l’exploitation, c’est refuser la guerre. Pour la première fois depuis les années soixante, un mouvement mondial prend forme pour la refuser, galvanisé par la résistance du peuple palestinien face au génocide. Il faut saisir cette opportunité pour nous fédérer autour de la Paix comme utopie concrète. Trop souvent le mouvement pacifiste a été perçu comme un instrument au service du camp socialiste quand celui-ci existait. Depuis la fin de la guerre froide, le chaos géopolitique a tendance à s’installer. L’obsession des pays occidentaux a été de créer un nouvel ennemi. Après le communisme, c’est devenu l’islamisme terroriste. Nos dirigeants ont œuvré pour saboter les possibles cohésions. Ce qui apparait derrière cet ennemi fantasmé, c’est bien autre chose : la réalité d’un impérialisme multipolaire qui secrète partout des guerres. La Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, l’Arabie Saoudite sont, autant que la France, l’Angleterre ou les États-Unis, des puissances qui exercent dans leur zone ou plus largement une politique impérialiste s’appuyant sur des moyens de défense leur permettant de pratiquer une politique expansionniste souvent appuyée sur la force nucléaire. Nous sommes contre tous les impérialismes comme nous soutenons toutes les forces qui luttent pour l’autodétermination. Construire une paix juste et durable signifie se libérer de l’appartenance à un camp quelconque. Nous n’avons pas à choisir entre soutenir les Palestiniens, les Ukrainiens, les Ouighours ou les Kurdes. Tous ces peuples se battent contre la guerre coloniale qui leur est imposée par l’impérialisme multipolaire. Si nous ne soutenons pas tous ces peuples contre la domination, nous aurons à la fois la guerre et le déshonneur. Poutine, Trump, Netanyahu, Xi Jinping, Modi, Erdoğan et Macron ont des intérêts communs, celui de reconstruire des Empires coloniaux pour imposer une écologie de guerre contre les peuples.
Plutôt qu’un patriotisme internationaliste, une Internationale des Peuples libre et de la Terre
Alors que la guerre des Nations revient en force, le rêve ne peut pas être l’une d’elle. Ni les USA, ni la Chine, ni la Russie, ni le Royaume-Uni, ni la France. Il faut une Patrie nouvelle, mais commune à touste et accessible à touste. Cette Patrie c’est la Terre car pour la première fois de l’histoire, n’importe quel enfant peut savoir et s’approprier l’image de l’astre bleu sur lequel il vit au milieu du vide de l’univers. Dans l’amour du pays, il est une part sincère, paysanne et populaire, ancrée en nous. Mais cela est différent de la nation qui est une construction artificielle. Notre mère patrie c’est la Planète Terre, la Pachamama des natifs américains. Notre patriotisme à nous est donc bien un patriotisme internationaliste, pas parce qu’il défend un drapeau parmi les autres et son territoire, mais parce que notre patrie c’est la Terre dans son ensemble et sa constellation de peuples, de pays et de communautés, unis dans leurs différences. La Terre, c’est le seul pays qui n’a pas de frontière, pas d’étrangers, elle ne laisse pas prise aux replis sur soi nationaliste mais peut unifier les mouvements d’émancipation nationaux autour d’une cause plus large encore. Un mouvement national n’est pas un mouvement nationaliste. La Première Internationale était d’abord une conjonction de mouvements sociaux qui étaient nationaux. Aujourd’hui le rapport de force s’est inversé. Il n’existe plus d’internationale des exploités mais une internationale capitaliste très organisée qui impose sa loi de fer. Notre tâche, sur le plan national comme sur le plan international, c’est de reconstruire à partir des groupes sociaux exploités et dominés des formes des processus d’universalisation à partir du bas. La Terre est un rêve profondément immanent, mais bien plus universel que n’importe quelle patrie qui n’intéresse que ses patriotes. On le voit dans les luttes contre l’extractivisme animées par les peuples autochtones qui s’attirent des alliances aux quatre coins du globe. On retrouve la Terre dans toutes les religions, toutes les croyances animistes, tous les langages. Aucun pays ne peut offrir un rêve comparable, fût-il le pays d’une révolution exemplaire.
Placer au cœur de notre rhétorique la France ou un autre État nous semble révéler une forme de défaitisme face au récit dominant porté par l’extrême droite. Pour nous, la créativité est une nécessité pour ne dépendre d’aucune vieille idée, religieuse, patriotique ni même communiste mais bien pour nous adapter à notre temps. Celui de la crise écologique et de la possibilité de l’extinction de l’espèce humaine. Nous devons retrouver par ce mot d’ordre une connexion avec le passé nous permettant de ne pas repartir de zéro mais bien de continuer le projet d’émancipation de l’humanité porté par les mouvements ouvriers et bien d’autres avant nous. La Terre c’est avant tout ce dont nous sommes privés puisque nous sommes coupés du monde et de la vie qui l’anime par la technique, la voiture, la tour, la route. Mais c’est aussi un élément dont nous avons plus que jamais dans l’histoire une conscience immédiate. Jamais avant notre ère les peuples humains n’ont su aussi précisément à quoi ressemblait le petit caillou recouvert d’eau perdu au milieu du vide qui est notre seule demeure dans l’univers. À présent chacun sait à quoi ressemble la Terre et chaque fragment de cette planète peut se reconnecter aux autres dans nos esprits. Il n’est plus temps de prêcher l’internationalisme mais de constater que tout est là pour qu’il existe, et qu’il existe déjà dans la conscience des peuples du monde entier.
Il nous faut en faire un affect politique, et le politiser comme un outil d’émancipation, pas juste pour laisser couler des larmes sur les chaussures des puissants comme lors du mouvement climat d’il y a 6 ans, mais comme une écologie de libération des peuples écrasés par l’oppression de race et celle de classe. Nous recréons là une immanence, une immanence du monde qui prend sa source en nous. Notre tâche est donc de recréer le paradis terrestre qui a permis à la vie d’émerger et de perdurer dans l’univers, un univers vide, froid, minéral, stellaire, sur ce petit caillou sur lequel nous habitons. C’est dans cette œuvre que se trouve notre avenir, celui de nos enfants et l’idée que c’est sur des générations et des générations que nous pourrons reconstruire ce paradis. Nous pouvons forger, encore plus facilement que les capitalistes ont forgé la race et l’identité nationale, le sentiment d’appartenance à un peuple-monde qui de facto est déjà là. De la même façon que toutes les grandes et anciennes idéologies de domination se sont fondées sur le patriarcat et l’oppression de genre, notre travail politique doit aller à rebours de cette division originelle de l’humanité. Pour nous il est là, l’amour révolutionnaire d’égalité, de dignité pour toustes qui démontre sans morale que ce n’est pas l’altérité mais l’uniformité qui menace notre existence tant comme individu que comme collectif.
Concrètement, il y a aujourd’hui, à l’initiative des organisations kurdes et natives américaines d’Abya Laya, un renouveau de l’internationalisme. Du 13 au 15 février nous avons participé à Vienne en tant que PEPS à la « Peoples’ Platform Europe » : des rencontres européennes où 800 militants venant plus de 150 organisations se sont rencontrés afin de poser les bases d’une convergence des résistances en Europe. D’autres suivront sur les autres continents. Des rencontres mondiales d’organisation de jeunes ont déjà eu lieu à Paris en 2023, ainsi que des organisations de femmes à Berlin. Nous croyons que l’intuition d’un retour en force de l’internationalisme pour vaincre la vague brune est intéressante, car si la nouvelle donne écologique issue de la colonisation et de l’industrialisation est prise en compte elle permet de redéfinir le rapport des peuples à leur propre identité. La revendication centrale des peuples de la Terre est de continuer à vivre, face aux génocides, face aux disparitions culturelles organisées par la mondialisation, face à l’inondation ou l’inhabitabilité de leurs territoires. Cette revendication peut être aujourd’hui un moteur formidable pour une lutte d’émancipation mondiale, mais il ne faut pas la confondre avec le repli pétrifié des peuples des Nords sur leurs acquis coloniaux et leur patriotisme.
Rêver en commun
Maintenant qu’a été définie l’identité que nous défendons, à savoir notre récit commun, posons trois principes pour des réponses concrètes à apporter aux problèmes immédiats : la Commune, les Communs, les communautés. D’abord le problème de la dépossession du pouvoir, que nous pouvons retrouver par la Commune, c’est-à-dire l’espace où nous sommes toutes et tous des connaissances, ou nous pouvons nous affronter sans nous entretuer, où les décisions peuvent être prises en démocratie directe. C’est aujourd’hui ce dont les Français sont le plus en demande et c’est cette aspiration, et pas le patriotisme, qui donne son sens au mouvement des Gilets Jaunes, dans la continuité de l’idéal démocratique de la Révolution française. C’est aussi une rupture puisque la Commune permet d’implanter dans l’histoire un autre régime démocratique que celui de la République bourgeoise, et une Seconde Commune dans la continuité de celle de 1871 peut être un renversement institutionnel concret à offrir.
Notre proposition pour répondre à la nécessité de la subsistance, c’est celle des communs, les flux dont nous dépendons qui ne sont plus seulement le pain d’autrefois mais tout le réseau de l’alimentation, de l’eau, de la connaissance, de l’électricité. Ce n’est pas pour rien que le premier geste de chaque État bourgeois qui s’est constitué, de la Grande-Bretagne aux colonies États-uniennes, a été l’enclosure et la privatisation des communs. Pour cela nous devons en déposséder l’État pour en faire des entités appartenant à tout le monde, des communs, dont le dernier reste l’air que nous respirons et qui est petit à petit empoisonné par la chimie.
Enfin, laisser les communautés expérimenter la coexistence dans nos luttes, l’affect de se retrouver ensemble face à l’adversité de l’oppression et les dangers d’un monde qui meurt, quelles que soient nos racines profondes, notre identité. Des communes, des communs, des communautés et une Internationale, celle de la Terre Patrie. Une confédération démocratique des peuples à l’échelle planétaire, voilà ce qu’une écologie sérieuse, en rupture avec le capitalisme et construite par les classes populaires, peut offrir en faisant la synthèse entre l’humanité et son environnement pour enfin être la nature qui se défend.
Merlin Gautier.