Les frappes du « Ministère de la Guerre » étatsunien contre des embarcations accusées de trafic illicite de cocaïne en haute mer, au large du Venezuela, depuis le 2 septembre 2025, illustrent un glissement inquiétant : le retour de l’usage rhétorique des stupéfiants comme justification d’actes unilatéraux de puissance. Derrière la bannière de la “lutte contre les cartels”, les drogues redeviennent avec Donald Trump un objet géopolitique, et un levier d’action militaire.
On compare souvent notre époque aux années 1930. Pourtant, une autre analogie, tout autant éclairante, existe : celle des guerres de l’opium au XIXᵉ siècle. Les deux conflits qui ont opposé la Grande-Bretagne et la France à la Chine entre 1839 et 1860. À cette époque, le Royaume-Uni, bientôt suivi par d’autres puissances européennes, dont la France, imposèrent militairement l’ouverture des marchés chinois, en se servant de l’opium — alors considéré comme un médicament légitime — comme instrument de coercition économique et coloniale.
La France, engagée aux côtés du Royaume-Uni lors de la seconde guerre de l’opium (1856-1860), participa à l’expédition conjointe qui aboutit au sac du Palais d’Été à Pékin et à l’imposition de traités inégaux ouvrant de force la Chine au commerce occidental. Ces guerres n’avaient en réalité que peu à voir avec la substance elle-même : l’opium n’était qu’un prétexte moral et commercial “Fourre tout” pour justifier des interventions militaires unilatérales, sous couvert de civiliser ou de réguler les échanges.
Ce modèle, que l’on croyait relégué à l’histoire coloniale, réapparaît aujourd’hui sous des formes nouvelles. Derrière la rhétorique contemporaine de la “lutte contre la drogue”, on retrouve la même logique : mobiliser une cause morale universelle pour légitimer des stratégies de puissance.
Ces conflits traumatiques (que la Chine considère toujours comme le “siècle de l’humiliation” auquel Mao aurait mis fin en 1949) inspirèrent au XXᵉ siècle une architecture internationale de traités multilatéraux — née de la Convention internationale de l’Opium signée à La Haye en 1912 à la suite de la conférence de Shangaï en 1909, renforcée en 1925 à Genève ainsi qu’en 1931 à Bangkok, puis après la Seconde guerre mondiale en 1961 avec la Convention unique sur les stupéfiants de l’ONU toujours en vigueur — censée éviter que les stupéfiants servent à nouveau de commodité argumentative et de vecteur de domination géopolitique. Ce système international de contrôle des drogues, indépendamment des critiques portées à son application extrême sous forme de prohibition, eut le mérite de recentrer le débat et les politiques publiques sur les drogues elles-mêmes, et d’empêcher (en théorie) leur utilisation comme outil géostratégique dissocié des réalités sociales, culturelles ou sanitaires de la substance.
Or, depuis le début de la décennie, cette promesse vacille. L’usage rhétorique et stratégique de “la drogue” revient dans le discours et les actes de plusieurs puissances, de Moscou à Washington en passant par Paris, un argument commode y compris pour désigner un “ennemi intérieur”.
Dès 2022, Vladimir Poutine avait accusé les autorités ukrainiennes d’être une “bande de drogués et de néonazis”. En associant “drogue” à la décadence et à la corruption morale, cette formule visait à criminaliser symboliquement l’ennemi et à ancrer la guerre dans un imaginaire de purification, où l’usage de stupéfiants devient la métaphore d’un désordre que la Russie prétend combattre. Cette rhétorique réactive un vieux schéma de justification morale : combattre “la drogue” revient à purifier l’ordre mondial, quitte à nier la réalité sociale des usages. En parallèle, l’administration Trump mobilise la “crise des opioïdes” — une crise largement imputable à l’industrie pharmaceutique américaine, notamment Purdue Pharma et Johnson & Johnson (The Guardian, 2021, New York Times, 2023, The Washington Post+2PubMed+2). Elle impose ainsi des droits de douane punitifs, des frappes maritimes ou des politiques d’intervention ciblée sous l’alibi de la lutte antidrogue.
Prenons l’exemple vénézuélien : le centre de gravité du commerce de la cocaïne vers les États-Unis semble pencher davantage vers la côte pacifique de l’Amérique latine (Équateur, Colombie). Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, le Vénézuéla saisit chaque année plusieurs dizaines de tonnes de cocaïne. En comparaison, plusieurs centaines de tonnes sont saisies annuellement en Équateur, un pays également rongé par le crime organisé, et dont l’entreprise familiale du président Daniel Noboa est dans la tourmente pour des exportations de bananes contenant des cargaisons de cocaïne. Pourtant, aucune frappe américaine n’a été rapportée dans les eaux équatoriennes, alors même que Quito est un point de transit majeur. Cette dissymétrie interroge : s’agit-il vraiment de lutter contre le trafic de drogues ? Ou de cibler sélectivement des régimes jugés comme ennemis ? Surtout s’ils disposent comme le Vénézuela d’un sous-sol abritant 300 milliards de barils de pétrole, soit les plus grandes réserves de brut de la planète.
“La drogue” est ici un alibi d’ingérence, un instrument de domination qui redessine les rapports de force. Qu’elles prennent une forme militaire ou, avec les droits de douane, économique, les récentes démonstrations de force de la seconde administration Trump, mais aussi la rhétorique de Poutine, relèvent d’une même logique de coercition justifiée par un objet “drogue” instrumentalisé sur l’échiquier géopolitique par des dirigeants qui, en parallèle, se désinvestissent du secteur sanitaire et social — pourtant le seul à apporter des réponses concrètes aux dommages liés aux usages problématiques de drogues.
Les stupéfiants ne sont plus abordés comme un enjeu de santé publique ou de société — ils sont devenus un ingrédient de la puissance. “La drogue” cesse d’être une question de société pour redevenir un marqueur de souveraineté et un prétexte d’ingérence.
Plus qu’un simple épisode de politique étrangère, cette instrumentalisation du discours antidrogue traduit une régression historique.
Des drogues au pétrole : continuités du pouvoir par les ressources
L’histoire se répète sous d’autres formes. Au XXᵉ siècle, le pétrole a remplacé l’opium comme matrice de domination mondiale. Des guerres du Golfe à l’invasion de l’Irak en 2003, la rhétorique de la “démocratie” et de la “sécurité énergétique” a servi à masquer des logiques de contrôle des ressources. Selon David Harvey (The New Imperialism, 2003), la transition du colonialisme classique à l’impérialisme économique repose sur la maîtrise de matières premières stratégiques.
De manière similaire, la militarisation contemporaine de la lutte contre les drogues instrumente les stupéfiants pour assurer le contrôle des routes et des zones d’influence, sans s’attaquer aux causes sociales ou sanitaires. Les deux logiques reposent sur une fiction morale, transformant les ressources en interrupteur symbolique que les États activent pour crédibiliser leurs interventions ou leurs sanctions sur la scène internationale
Le rôle de la France
La France, héritière de cet impérialisme colonial et partenaire stratégique des États-Unis, n’est pas étrangère à cette dynamique. Sa participation à des opérations en Afrique, au Sahel ou dans la Méditerranée, sous couvert de lutte contre les trafics, traduit souvent un glissement sécuritaire où “la drogue” sert de prétexte à l’intervention militaire.
Vers une gouvernance coopérative ?
Les parallèles historiques entre guerres de l’opium, guerres du pétrole et militarisation de la lutte contre les drogues révèlent un mécanisme constant : transformer une ressource en instrument de légitimation d’actes unilatéraux de puissance, extraterritoriaux et extrajudiciaires, au détriment de la santé publique et du développement économique local.
Pour rompre ce cycle, il est nécessaire de construire une gouvernance internationale des ressources fondée sur la coopération, la transparence et la proportionnalité des réponses. Cela implique :
- pour les drogues, refonder la gouvernance mondiale des drogues sur une base humaniste, scientifique et coopérative en replaçant l’humain et la santé publique au centre des politiques, en s’inspirant des modèles de réduction des risques et de régulation proportionnée des marchés pour un usage non-médical ; Tant que les drogues resteront des outils de guerre plutôt que des objets de soin, leur contrôle servira moins à protéger les peuples qu’à prolonger les rivalités des empires.
- pour l’énergie, de promouvoir des mécanismes multilatéraux de sécurité énergétique et de transition écologique vers les renouvelables, ce qui limiterait le recours aux interventions militaires ou économiques unilatérales auxquelles certains pays sont “accros”, en réduisant drastiquement notre dépendance aux hydrocarbures qui accélère les dérèglements climatiques avec le réchauffement de la Terre ;
- pour la France et l’Europe, de désinstrumentaliser les substances et les ressources, afin de privilégier une approche collaborative et scientifique, fondée sur la justice, la santé et le développement durable ou désirable.
En somme, la fin des “nouvelles guerres de l’opium” ne passe pas seulement par la répression ou la militarisation : elle exige une réorientation des politiques publiques et internationales, où les ressources cessent d’être des instruments de domination pour devenir des leviers de coopération et de développement humain.
Reconnaître cette continuité historique est une première étape. La suivante devrait être, pour la majorité du globe prise en étau entre les “grandes puissances” qui imposent leurs choix, d’enrayer ces “nouvelles guerres de l’opium” en construisant enfin une gouvernance internationale des drogues centrée sur les véritables enjeux que ces substances posent à nos sociétés — l’humain.
L’Europe, dont l’histoire est intimement liée à cette matrice géopolitique des drogues, porte à cet égard une responsabilité particulière.
PEPS, le 28 octobre 2025