Où court-on ?

Dans les fumées de la révolte,le nécessaire mais introuvable débouché social

La résurgence ouvrière

La révolte actuelle contre le pouvoir a beau être un classique refus de l’augmentation de l’âge de départ à la retraite, porté par les syndicats et la gauche traditionnelle, elle échappe à la compréhension du gouvernement et de ses relais médiatiques. Pourquoi ? Parce qu’ils pensent, comme beaucoup trop de gens, que la classe ouvrière a connu le même destin que la paysannerie en France et n’existe plus vraiment, noyée qu’elle serait dans la fameuse « société de services » managériale. Pourtant, qu’il s’agisse du mouvement des gilets jaunes, du refus des pass sanitaires, ou du mouvement pour les retraites : les dernières grandes mobilisations sont portées par cette population qui continue d’être indispensable à l’économie capitaliste. Nous vivons la résurgence de la classe ouvrière.

Les ouvriers des déchets, de la propreté, du soin à la personne se joignent aux serfs modernes de l’uberisation, aux travailleurs d’usines, de l’énergie et des transports collectifs et aux chômeurs rejetés par les normes trop strictes de la flexibilité compétitive. Plus qu’une classe, elles et ils forment un peuple qui a été relégué loin des grandes villes dans ce que l’on appelle avec beaucoup de maladresse « la périphérie ». Car c’est la caractéristique du capitalisme moderne, nous faire croire que l’esclavage a disparu, que les colonies appartiennent au passé et que le travail rend libre dans une société où tout le monde est un patron qui rend des services à ses voisins en vivant dans le confort.

Les exploités existent pourtant toujours et ils n’ont jamais été aussi nombreux. Éloignés des villes où ils pouvaient s’organiser, relégués aux quatre coins du monde dans des états usines, les esclaves contemporains sont simplement plus loin de leurs maîtres. La technologie nous donne l’illusion d’avoir aboli la distance, pourtant l’espace n’a jamais été autant un facteur d’oppression. Nos liens humains sont brisés par les kilomètres. Cela donne à chacun le sentiment qu’il est seul à souffrir dans sa misère, d’en être responsable et d’avoir tort de se plaindre « parce que le monde ne doit plus être aussi injuste qu’avant puisque personne d’autre que moi ne souffre ».

C’est ça qui a changé aujourd’hui. Les derniers mouvements sociaux ont recréé un lien qui donne une conscience de classe, une intelligence collective aux désespérés d’hier. Ensemble on se pose beaucoup de bonnes questions. En particulier autour de ce qui nous relie : la consommation merdique. Alimentations industrielle dans les supermarchés, dépendance aux fossiles par la voiture, informations biaisées et abrutissantes dans les médias. La colère contre ce gavage qui fait de nous les oies du foie gras s’est manifestée successivement par l’occupation des ronds points, le rejet de toutes informations officielles pendant le confinement, le blocage des raffineries et des centres de tri par la grève. Cette remise en cause de l’économique globale qui part de la base est le sens que prend la crise écologique pour les plus pauvres de nos pays bétonnés : les sacrifices quotidiens qu’implique un système qui s’épuise et qui épuise toute les ressources à une vitesse de météore en chute libre.

L’incandescence des luttes

Nos rues brûlent. Chaque nuit des jeunes exaspérés par l’usage du 49.3, un ultime affront fait à l’idéal démocratique qu’on nous apprend à l’école, allument le feu. Enflammant les déchets de notre société polluante et obsolescente et brisant les vitrines où est faites la propagande de cette pollution et de cette obsolescence. Le feu est l’étendard, la consommation la cible. Les manifestations sauvages nocturnes ont ouvert le champ de la lutte. À côté des manifestations syndicales et des grèves ponctuelles il y a désormais le feu et l’eau. La mobilisation contre les méga-bassines a terminé de lier l’écologie au mouvement social. De manière transversale, à l’intérieur même des luttes, le refus du patriarcat a empêché beaucoup de dérives. L’État, les patrons et la police ne sont pas les seuls obstacles à la victoire. Nous refusons de reléguer au second plan les oppressions plus anciennes, plus profondes et c’est le gage de notre radicalité collective.

Les mots sont plus forts. Les slogans plus durs. Les tags plus assassins. Nous voulons plus que le retrait de la réforme. Le départ de Macron. La révolution. La mort des rois. Des digues ont sauté dans beaucoup d’esprits, ce qui fait tenter à certains des comparaisons avec Mai 68 ou autres épisodes plus glorieux. Ce mouvement a eu des victoires : augmentation des bourses étudiantes, annulation du SNU obligatoire ce stage à l’armée en t-shirt blanc pour apprendre la discipline aux lycéens, loi contre les immigrés repoussée pour l’instant à des horizons incertains. Ce mouvement est fort, il fait peur au pouvoir.

Mais derrière les flammes de notre colère, derrière l’écran de fumée, l’État garde la main et son tour de vis sécuritaire est plus large et plus violent. En pleine mobilisation des lois autoritaires et anti-sociales ont été votées par une alliance du bloc bourgeois et de l’extrême droite. Darmanin et Le pen ont renforcé considérablement les moyens logistiques et pénales de la police ; donné tous les droits aux propriétaires pour mettre à la rue les plus précaires ; autorisé la reconnaissance biométrique et des dispositifs de surveillance technologique inédits en Europe en vue des Jeux Olympiques. Toujours, ils brandissent le chiffon noir d’un terrorisme supposé de l’extrême gauche et de l’écologie. Le gouvernement et l’extrême droite, qui s’organise aussi en milices de plus en plus nombreuses, préparent chacun à leur manière une contre offensive qui est déjà meurtrière.

Depuis le 49-3, des centaines d’arrestations arbitraires ont lieu à chaque manifestation. La Brav-M, descendante des voltigeurs qui ont tué Malik Oussekine, est de retour pour tirer des grenades dans la foule et terroriser les manifestants. Il y aurait d’un côté les gentils syndicalistes qui manifestent paisiblement mais qu’on n’a pas besoin d’écouter et de l’autre les écoterroristes, les ultra casseurs qu’il faut surveiller et punir. Mais la violence va aller s’empirant, les femmes agressées sexuellement et humiliées par la police, les personnes dans le coma ou mutilées par les grenades vont s’accumuler. Les corps traumatisés formeront, comme chez les Gilets Jaunes, une masse dissuasive qui avertira tout le monde : notre État est un loup malade et terrifié, il peut tuer et n’a plus rien à faire de l’apparat républicain. C’est l’ordre qui compte. Le reste n’est que littérature.

Résistance démocratique ou révolution sociale ?

Sommes nous armés pour ce contre-feu ? Street Médics et Legal Team viennent au front minimiser les effets immédiats de la répression. Mais la peur et la fatigue nous ont à la longue déjà fait perdre plus d’une fois, et Macron a suffisamment confiance en elles pour miser son pouvoir dessus.

Or face à sa violence, nous ne sommes pas suffisamment contestataires. Le mouvement actuel est plus dans une résistance au virage autoritaire que dans une innovation sociale. Quels ont été nos espoirs pour gagner jusqu’à présent ? Un vote à l’assemblée sur la loi ? Une motion de censure ? L’espoir déçu d’une dissolution ? Et que nous reste-t-il ? Une négociation avec les syndicats ? Une décision du Conseil Constitutionnel où l’homme le plus à gauche est Laurent Fabius ? Un hypothétique référendum ?

Nos seules échéances sont institutionnelles. Après le passage en force à l’Assemblée on entend timidement Mélenchon et quelques autres ressortir de leur chapeau l’idée d’une Constituante. Mais personne n’a de modèle politique en tête. On n’imagine rien ou pas grand-chose. La retraite à 60 ans est dans tous les slogans. Pourtant même une victoire de la lutte ne la mènera qu’à rester à 62 ! Nos discours sont bien frileux. Dans le fond la seule perspective à peu près palpable est un gouvernement de la NUPES, soit un retour à la normale, au strict minimum de démocratie sociale pour rendre de nouveau tolérable la situation.

Mais comment ne demander que cela pour espérer l’obtenir ? Et comment s’en contenter alors qu’il faut une sortie rapide de ce système qui ne peut pas encaisser la crise écologique et ses pénuries sans tuer massivement par la famine ou la guerre.

Nous manquons de courage pour proposer des mesures puissantes à imposer à la bourgeoisie. Alors que la pénibilité du travail a été au cœur des débats politiques, tout le monde semblait d’accord pour dire qu’après 55 ans personne ne pouvait décemment poursuivre son activité, sans risquer chaque jour le licenciement ou l’accident. Pourquoi ne parle-t-on pas d’un recul du temps de travail ? Où est la retraire à 55 ans visiblement nécessaire puisque plus personne ne trouve d’emploi à cet âge ? La semaine de 28 heures prônée par la convention citoyenne pour le climat comme indispensable pour réduire notre empreinte carbone ?

Les syndicats n’ont pas été aussi crédibles et puissants depuis des décennies. Pourquoi ne demandent-ils pas la fin de la parité patronat-salariat dans la gestion des caisses de sécurité sociale ? Pour préserver l’équilibre budgétaire de cette conquête majeure de la classe ouvrière, il est indispensable de la resocialiser, pour que les gouvernements bourgeois ne puissent plus la raboter d’un mandat à l’autre. Une démocratie sociale ce n’est pas un État capitaliste qui achète la paix au peuple avec un « budget Providence » ! C’est une séparation stricte entre les institutions régaliennes et les outils de la solidarité collective mis en place par les travailleurs pour l’ensemble de ceux qui en ont besoin.

La Sécurité Sociale doit quitter le giron de l’État pour ne pas être vendue en pièces détachées comme les autres services publics. Elle doit redevenir la propriété socialisée des cotisants. Mais elle doit aussi s’étendre pour répondre aux pénuries en cours et à venir. Une sécurité sociale de l’alimentation peut être mise en place pour que l’affaissement des échanges de marchandises avec la fin de l’opulence capitaliste ne soit pas un danger. La Sécu peut être étendue aux logements à l’heure où tant de foyers modestes s’effondrent face à l’inflation des loyers et des coûts de l’énergie. Elle peut être renforcée pour permettre aux handicapés d’accéder à une véritable autonomie loin des institutions qui les ségrèguent et les exploitent.

Nous pouvons construire une société du soin, qui répare les corps et la Terre après les violences de l’extraction capitaliste. Nous pouvons faire une constituante qui propose une nouvelle forme de société, où la démocratie directe serait permise à l’échelle locale et où les votes ne serviraient plus à distribuer des sièges à des hommes de pouvoir mais à prendre des décisions franches ou à accorder des mandats impératifs. Mais pour cela, nous ne devons plus attendre l’action miraculeuse d’un État qui serait soudain de notre côté.

Aucune planification écologique, aucune avancée sociale, aucune constituante ne naîtra de l’action d’un gouvernement seul.

Si nous continuons d’attendre un grand soir ou une élection de Mélenchon, nous auront une déception immense. La société de demain se construit maintenant : par l’implantation d’alternatives et leur confédération. Ce n’est pas de tout repos, c’est une révolution de tous les jours, une désertion que le système ne pardonne pas. Ce n’est pas pour rien qu’à l’apogée de la bataille sociale, ce soit les Soulèvements de la Terre qui ait été dissout par l’Intérieur. Ils sont le groupe le plus avancé de France pour poser les bases d’une contre-société, une alternative à la Nation moribonde repeinte en entreprise. Macron n’a pas peur de l’extrême droite, mais il a peur de l’écologie populaire et sociale. C’est bien qu’elle est sa seule véritable ennemie.

Alors, quelle que soit l’issue de la bataille du printemps 2023, ne nous résignons pas, ne courbons plus l’échine et suivons les chemins de traverse tracés par le conflit. Il y aura d’autres batailles dans cette guerre de classe. Nous devons nous préparer en construisant dès aujourd’hui ce qui remplacera la Macronie, le Capitalisme, la Hiérarchie qui nous exploitent. La Démocratie populaire, écologique et sociale ne sera pas l’œuvre d’un homme providentiel ou d’un parti discipliné, mais d’une société qui espère.