Nous, écoféministes, déclarons que l’oppression des femmes est au fondement des inégalités dans les sociétés humaines et est indissociable de l’exploitation violente des autres êtres vivants de ce monde par les hommes.
Le patriarcat, par l’appropriation des savoirs des femmes, liés à la subsistance et la domestication des corps, l’esclavage des femmes et la déshumanisation des enfants, constitue la clef de voûte des sociétés humaines hiérarchiques. Elle accompagne une haine structurelle des femmes, un mépris profond de tout ce qui les constitue comme sujet. Qu’elle soit justifiée par des arguments pseudo-scientifiques, des mythes religieux, ou le « ça a toujours été comme ça », l’essentialisation des femmes comme objets soumis aux désirs et à la reproduction des hommes s’appuie sur l’invisibilisation systémique de leur rôle dans l’histoire et de toutes autres formes de société qui ne reposerait pas sur leur exploitation.
Au sein de notre société occidentale, à chacune des phases de son histoire le patriarcat s’est renforcé en bâtissant des inégalités entre les femmes par le statut social, la race, l’âge ou la condition physique. Il a institutionnalisé les violences faites aux femmes avec la culture du viol, les tabous de l’inceste et de la pédophilie, la dualité des genres, brisant ainsi les sororités, les esprits et les corps en même temps que les femmes étaient aliénées les unes des autres par le mariage et le foyer, l’interdiction d’exister dans l’espace public.
La création de la société civile au 18ème siècle entraîne une transformation du patriarcat qui passe du rôle prépondérant du père à celui du contrat social souvent présenté comme au fondement de nos sociétés contemporaines. Les catégories « individu » « public » et « société civile » rendent compte de cette évolution ; elles en camouflent la réalité : le contrat social relève d’un « pacte entre frères »1 (Pateman, 2004), instituant la société civile pour partager selon un ordre patriarcal, la continuité de la domination des femmes et des enfants et faire en sorte que ce ne soit plus seulement les pères qui possèdent l’ensemble des ressources humaines ou naturelles. Ce pacte social entre les frères soutient le capitalisme dans l’accaparement des richesses, durcissant les rapports de classe et recourant à un économisme surplombant, en s’appuyant sur la séparation entre ce qui ressortirait d’un espace privé et d’un espace public, de la nature et de la culture, de la raison et des émotions, etc. Ainsi la destruction des savoirs empiriques et scientifiques des femmes (sur leur corps, sur la naissance, sur les enfants, sur les connaissances issues de la nature pour soigner, pour manger, pour se vêtir, etc.) peut ainsi devenir du seul ressort des experts, rendant ces connaissances inaccessibles pour tous et toutes.
Dans la continuité des mouvements féministes et des révoltes portées par les femmes, l’écoféminisme est fondamentalement intersectionnel. Aucune femme ne sera libre, aucune égalité n’existera tant que des femmes seront soumises au racisme, au validisme, aux LGBTphobies et à la hiérarchie de classe.
L’écoféminisme s’appuient sur l’analyse matérialiste du lien entre toutes les oppressions fondées sur le genre, la race, le handicap ou la classe et la destruction du seul environnement compatible avec la vie humaine. Qu’on l’appelle la Terre, Gaïa ou la Nature, nous faisons partie de cet environnement, nos cultures en sont la continuité et n’en sont nullement séparées.
Pour rappel, le terme d’écoféminsme voit le jour en France dans les années 1970. Françoise d’Eaubonne, inventrice du concept, montre la porosité entre les luttes féministes de ce moment et les luttes contre le nucléaire. Elle met en relation le productivisme ainsi que le discours idéologique économiste qui l’accompagne et le patriarcat. Mais ce concept ne prend pas en France, ni dans le mouvement féministe, ni dans les mouvements politiques de gauche. Les étatsuniennes s’emparent de celui-ci notamment le 17 novembre 1980 en encerclant le pentagone dans un meeting écoféministe contre la guerre nucléaire (Cambourakis, 2016)2.
L’écoféminisme est constitué d’un large éventail qui rassemble toutes celles qui se sentent concernées par l’écologie : des Sorcières qui cherchent à faire émerger et réémerger les savoirs vernaculaires concernant le corps féminin aux marxistes activistes inscrites dans les combats écologistes. Dans cet éventail, un courant est particulièrement intéressant pour remettre au coeur de la démocratie, l’importance des besoins de la vie quotidienne comme commun des vivantEs.
La critique principale de ce courant est de montrer comment s’est construit un quotidien « industriel », sous-traitant une grande partie des tâches de la vie et rendant impuissant les habitantEs des pays du Nord pour sortir de ces dépendances. La conception capitaliste du développement, elle-même genrée, rend aveugle quant à la fabrication de celui-ci.
Dans les sociétés de consommation de masse dans lesquelles nous vivons, le travail lié aux besoins de la vie ordinaire est imperceptible et nos dépendances aux systèmes mondialisés sont totales. En outre, les femmes, les enfants et les hommes qui fabriquent ce dont nous avons besoin, sont complètement invisibles. La séparation entre la consommation et les conditions sociales de production ont fait disparaître ce quotidien où les gestes de la subsistance n’apparaissent plus.
Le premier confinement lié à la Covid 19 a fait resurgir ces gestes, soient pour qu’ils occupent le temps confiné, soit parce que le travail a continué pour assurer ces besoins élémentaires. Une revue de presse à la fin du confinement permettait de mettre au jour la charge mentale portée majoritairement par les femmes pour assurer la vie quotidienne et pour certaines du télétravail (Silvera, Erb, 2020)3.
Un courant féministe documenté par des chercheuses allemandes réunies dans l’École de Bielefeld (Maria Mies, Veronica Bennhold-Thomsen, Claudia von Werlhof)4 mais aussi par la chercheuse politiste Silvia Federeci5 ou l’australienne Ariel Salleh6 a produit la remise au jour de ce travail enfoui, en le désinsérant de la vision domestique. L’exploitation des femmes, des peuples colonisés et des pays du sud ainsi que la paysannerie, conjointement à l’exploitation de la nature est le point de départ de ce courant, d’où l’importance par exemple des écrits de l’altermondialiste Vandana Shiva7. La féminisation de la sphère domestique comme invariant anthropologique se révèle alors comme une invention du patriarcat et s’apparente à un emprisonnement genré. Il permet de mettre au jour le processus de « femmeaufoyerisation » (housewifization)8 à savoir, la façon dont le travail salarié cache l’astronomique travail pour permettre la vie assurée par le travail des femmes, de la nature, des peuples et territoires colonisés, intrinsèquement essentiel à l’accumulation capitaliste. Dans ce contexte, le travail n’est plus simplement une affaire de travail installée dans la sphère publique mais c’est aussi ce travail fantôme comme le nomme Illich9 nécessaire à la vie. Ces chercheuses croisent une perspective féministe avec une perspective de la subsistance comme fondement écologique. La chercheuse française Geneviève Pruvost10 renouvelle la façon de penser ce quotidien en politisant le moindre geste nécessaire à la vie de tous les jours et en déconstruisant le quotidien « appareillé » dont nous dépendons tous : des robots de cuisine aux services domestiques (ménage, garde enfants, soutien scolaire, etc.). Tous ces appareillages issus de la société de consommation, au nom de la libération des femmes (du Nord en particulier) s’est fait sur le dos des populations dominées au Nord et largement au Sud. En complément de cette industrialisation de l’appareillage technique, la sous-traitance à des tiers devenant des expert.Es a créé des nouvelles professions devant se qualifier dans des compétences construisant des segments de marché dans le régime capitaliste. Dans ces nouveaux marchés, la division du travail y est draconienne et respecte en tout point les règles de la financiarisation comme par exemple la naissance ou la fin de vie avec l’intervention massive des fonds de pension.
Nous partageons la remise en question de ces chercheuses. Les assauts auxquels nous assistons, pour évacuer les femmes de l’espace public, se fondent sur la séparation de ces sphères et la vérité d’un homo-economicus et d’une main invisible validant le marché capitaliste comme façon de solutionner les variations entre l’offre et la demande. Ce socle idéologique doit asservir les femmes (de même que les enfants, les peuples colonisés et les pays du sud et la nature) pour à la fois prendre en charge la sous-traitance de ces activités de subsistance et perpétuer le projet de développement extractiviste.
L’écoféminisme indique une piste pour repenser un projet de démocratie écologique, détricotant en permanence les attributs d’un patriarcat capitaliste, conservateur sur les valeurs et réactionnaires dans les droits. En outre le courant de la subsistance rend visible la domination économiste, souvent sans fondement scientifique se justifiant par des croyances comme le progrès, le PIB et les instruments créés pour en rendre compte (la dette, les taux d’intérêts, etc.). A cette affirmation de la pensée économiste comme fondement de la politique portée majoritairement par les hommes, les chercheuses écoféministes de la subsistance opposent le quotidien politique : aucune naïveté dans ce rapport binaire mais plutôt l’idée de reprendre la main sur la fabrication de nos besoins de vie ordinaire à l’échelle de nos lieux de vie, en faisant les pas de côté pour investir interstices et marges. Ce choix est celui du refus de la guerre face au rouleau compresseur du capitalisme et de ses propriétaires-fabricants, celui du refus de la séparation d’avec la nature, celui du refus de l’accaparement des richesses par une micro minorité, celui du refus de l’exploitation des êtres vivantEs.
Les femmes des pays du Nord en général, et les blanches en particulier s’arrogent trop souvent le droit de représenter toutes les femmes, de dire où commencent et s’arrêtent nos luttes, notre émancipation et la domination patriarcale. Elles sont présentes dans les institutions internationales et ont largement participé à un féminisme du développement dans les pays du sud, sans critique de la façon dont le capitalisme s’accapare la créativité des femmes du sud pour en faire de nouveaux segments de marché (le micro-crédit, les programmes dits d’autonomie pour les femmes, etc.).
Non l’égalité ne sera pas acquise tant qu’une femme pauvre, racisée ou handicapée souffrira ou mourra pour ce qu’elle est. Nous devons écouter, laisser parler, croire et soutenir chaque personne qui élève sa voix contre l’oppression qu’elle subit. Chaque femme vit couramment le croisement de plusieurs violences qui se mêlent et constituent une oppression spécifique. Ces violences faites aux femmes et aux enfants sont de nature systémique, enracinées dans les pratiques de l’État et des institutions publiques, en conformité avec le patriarcat dans sa phase actuelle d’accumulation capitaliste.
Le patriarcat repose également sur l’essentialisation des hommes dans leur double statut de dominateur-prédateur. Tous les hommes sont éduqués à être des prédateurs. Il n’y a pas de preux chevaliers protégeant les femmes contre les monstres, les loups, les barbares. D’ailleurs, c’est encore au sein du foyer que les hommes violent le plus, torturent le plus, tuent le plus de femmes. Le masculinisme et le virilisme n’ont jamais jusqu’à présent libéré aucun homme des souffrances et des oppressions qu’il endure. Ils ont par contre contribué à construire une séparation sanglante et tyrannique entre les hommes et les femmes, dont chaque partie souffre comme de l’amputation d’une part de son humanité. Déconstruire le patriarcat consiste également à sortir des hommes de l’identité violente et dominatrice à laquelle ils sont éduqués et assignés. C’est une émancipation de toute l’humanité, et non d’une partie contre une autre.
Fondamentalement diverses, ces violences nous mènent par nécessité à choisir l’entraide, la sororité, l’adelphité11 avant toutes réactions de peur ou de colère face à d’autres oppriméEs. L’expérience individuelle ou collective de violences systémiques et le vécu commun de la culture de la domination, constituent un point commun inaliénable qui nous relie et fait de nous une force soudée, une tempête révoltée, une immense et fière humanité.
AucunE adelphe queer, trans, non-binaire, intersexe ou au genre fluide ne sera misE de côté dans nos luttes. Nous lutterons jusqu’au bout contre toutEs celles et ceux qui cherchent à reproduire la division patriarcale entre nous, que ce soit en utilisant le genre, la religion ou la classe. Nos corps nous appartiennent, tout comme la façon dont nous les habillons. Nul n’a le droit de décider pour nous si l’on doit ou non porter un enfant et pour quelle raison on le fait. Nul n’a le droit de justifier la violence infligée à une personne par son attitude ou son vêtement. Nul n’a le droit de dire qui et comment nous devons désirer ou aimer d’autres personnes.
L’écoféminisme prône l’émancipation de chacun par la destruction du capitalisme et du patriarcat et la réparation de la nature et de nos corps suite aux siècles de ravages qu’ils ont subi. L’écoféminisme est un moyen de reprendre pouvoir sur soi, en partant de là où nous sommes, de ce que nous faisons, de ce que nous vivons.
L’écoféminisme ravive la mémoire des effacéEs de l’Histoire machiste et coloniale.
L’écoféminisme s’épanouit dans la diversité de nos identités et l’épanouissement de nos sensibilités individuelle et collective.
L’écoféminisme c’est l’égalité entre nous toutes dans nos diversités.
Post-Scriptum : Ce que l’extrême droite fait à notre démarche écoféministe
L’analyse du réel de l’activité politique à l’Assemblée Nationale ou au Parlement européen montre que le RN ne propose rien sur les violences faites aux femmes et aux enfants, a une position plus qu’ambiguë concernant l’IVG, défend une politique nataliste et soutien aux femmes au foyer traditionnelles (tradwife), oublie sciemment l’égalité, est contre le mariage pour tous et toutes et la reconnaissance des minorités sexuelles et instrumentalise les droits des femmes pour stigmatiser les musulmanEs.
Le RN s’empare de ce quotidien politique en l’enracinant dans une vision identitaire, s’appuyant sur le localisme et en accélérant le subventionnement de la sous-traitance des tâches d’abord à des femmes racisées, puis de l’étendre aux hommes racisés et aux autres femmes. On ne peut non plus exclure l’idée de la mise au travail des enfants à partir de 14 ans, exclus du système d’éducation, vers ces tâches avec des sous-statuts de travailleurEs. À ce propos, les trois principes majeurs du RN n’ont pas vraiment varié depuis les années 2000 à savoir établir une sélection précoce des élèves, dégager une élite et la majorité des enfants n’ont pas à poursuivre des études longues (Ferhat, 2022)12 .
La vision identitaire du RN est aussi celle de mettre en avant La France des laissés pour compte situés dans la ruralité13. Le mouvement social des agriculteurs en France, relayant celui des Pays Bas mis en oeuvre par le Mouvement des agriculteurs citoyens des Pays Bas renforce le refus de la transformation écologique. Mais le plus inquiétant est le fait qu’un tel mouvement s’est créé à l’initiative d’une agricultrice, issue du parti chrétien démocrate. Celle-ci fédère les revendications des agriculteurs opposés au projet environnemental promu par l’Europe. Cet exemple où l’on retrouve des femmes à la tête d’entreprises oeuvrant pour le développement est largement relayé par le RN, faisant ainsi office d’une pseudo vision égalitaire des droits entre les hommes et les femmes.
De la même manière, les militantEs du RN, se déploient sur les marchés de plein vent, dans les kermesses ou les évènements populaires dans un face à face avec les participantEs. En d’autre terme, ils et elles investissent les espaces du quotidien, mettant en avant bon nombre de femmes acquises à la cause, pour écouter ces laissés pour compte et diffuser l’idée de femmeaufoyerisation comme idéologie à travers leur promotion de leur modèle culturel et économique.
* Nous avons choisi comme emblème : ⚸, la Lune Noire, Lilith. Elle incarne cette part d’ombre dans la mémoire collective et nos inconscients, l’effacement systémique causé par le patriarcat. Plutôt que Vénus (♀) qui représente communément les femmes, c’est une identité libérée et libératrice, indomptable, refusant la dualité masculin/féminin. Lilith était déjà en tant que personnage mythologique le symbole de Choisir fondée par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Elle est la première femme, celle qui n’est pas sortie de la côte d’Adam, la première sorcière et entité diabolisée, nous y voyons un symbole où nous prenons à bras le corps notre pouvoir d’agir, de lutter et résister ; ce symbole nous rassemble dans notre diversité.
1 Carole Pateman (2004) Le contrat social entre frères, revue « Campagne Première/ Les Cahiers du Grif « Repenser le politique. L’apport du féminisme. p 19-52.
4 https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2023-2-page-156.htm
5 Le capitalisme patriarcal, Paris : La Fabrique, 2019
6 https://www.cairn.info/revue-multitudes-2017-2-page-37.htm
7 https://www.cairn.info/publications-de-Shiva-Vandana-50702.htm?ora.z_ref=cairnSearchAutocomplete
8 Mies M, Bennholdt-Thomsen V (2022) – La Subsistance. Une perspective écoféministe. Le Batz : La Lenteur
9 Le travail fantôme. Paris : Le Seuil. 1981
10 https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2019-2-page-29.htm
11 Qualificatif permettant de dépasser la fraternité et la sororité et imaginé par Florence Montreynaud comme « des relations solidaires et harmonieuses entre êtres humains, femmes et hommes ».(wikipédia). Ce terme est repris par les mouvements féministes depuis les années 2000. Il est d’ailleurs étrange de voir que ce terme n’apparaît pas dans les recherches numériques dans le Larousse (ou alors cela confirme…) .
12 https://theconversation.com/ce-que-le-rassemblement-national-veut-changer-a-lecole-181519