Faire des trous, des gros trous… encore des gros trous

ou comment saccager l’écosystème d’une vallée alpine avec l’argent public pour un projet inutile.

Si le conteneur maritime qui s’empile sur les cargos dans tous les ports du monde est l’emblème de la massification de la mondialisation du commerce international maritime contemporain, le tunnel est depuis les débuts de la révolution industrielle la condition de l’accélération  des flux logistiques terrestres. Qu’il soit routier ou ferroviaire, sa construction a toujours été motivée par des enjeux économiques, politiques et géostratégiques, impliquant des bouleversements  socio-économiques subis par les populations locales en raison de l’accaparement de leurs terres. Depuis plusieurs décennies les impacts  écologiques sur les limites planétaires de mieux en mieux documentés scientifiquement ont également provoqués une prise de conscience des saccages de cet emballement productiviste.

Comment s’inscrit le projet Lyon-Turin dans cette histoire ?

La justification technique est évidente: pour qu’un train puisse circuler à grande vitesse  et à coût énergétique raisonnable, il faut que le terrain soit plat ou de très faible pente. A cet égard plus le terrain est montagneux plus les difficultés sont évidemment importantes.

La loi de 1842 relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer prévoyait que l’Etat se charge de l’acquisition des terrains, des terrassements et des ouvrages d’art et que les compagnies prennent en charge la fourniture du matériel roulant et l’exploitation. L’initiative est donc prise par des hommes politiques français choyés par les lobbyistes du BTP et soutenus par certains syndicats qui y voient un gisement d’emplois conséquent. Ceci se passe dans les années 1980 à l’heure des débuts de la société de croissance. Toujours plus et plus vite, à une époque où les préoccupations écologiques sont balbutiantes, au moins dans l’opinion publique.

A l’époque le projet consiste uniquement en une ligne à grande vitesse (LGV) et promet un parcours Paris-Milan en 4 heures et Lyon-Turin en 2 heures. L’ampleur du projet, son énorme besoin en financement, la lenteur des décisions  dans un contexte de financement international – l’Europe de Maastricht est passée par là entre temps – font que les années passent et que le chantier stagne.

Un premier verdissement se produit, le report modal du fret routier passant sous les tunnels du Mont-blanc et du Fréjus vers le nouveau tunnel ferroviaire  est évoqué mais avec des prévisions de trafics surévaluées. C’est un classique, comme la circulation du tunnel du Perthus dans les Pyrénées le prouve également. A cette époque le parti écologiste français est favorable au projet. Il fera son coming out en 2012. En 1993 on comptait 1,5 million de poids lourds et 10 millions de tonnes sur les rails de la ligne historique passant sous le tunnel de 12 kilomètres du Montcenis (Fréjus),  alors qu’en 2021 on retrouve 1,5 million de poids lourds mais le ferroviaire s’est effondré à 3,3 millions de  tonnes. La désindustrialisation de la France explique en partie cette baisse. En outre, la prédominance  des grands ports du nord et du sud (Rotterdam, Anvers, Hambourg, Gênes) fait que les flux sont plus directs par la Suisse que par Lyon. Aujourd’hui la relocalisation de certaines activités au niveau national, qui depuis la crise sanitaire de 2020 est devenue une évidence pour beaucoup, renforce l’idée que cette nouvelle ligne incluant au total 260 kilomètres de tunnels sous différents massifs serait superflue.

La ligne existante est quant à elle sous utilisée. Il y passait 128 trains par jour en  1998 contre à peine 27 en 2023 alors même que des travaux  importants de modernisation, augmentation de capacité et sécurisation de la ligne Dijon-Italie incluant le tunnel actuel ont été réalisés entre 2006 et 2011 pour un coût d’un milliard d’euros d’argent public. Cette sous-utilisation est un choix politique et non technique. Le dossier d’enquête publique du nouveau projet fait apparaitre une rentabilité économique négative. Différents organismes d’état (conseil d’orientation des infrastructures, cours des comptes, ingénieurs généraux des ponts-et-chaussée), émettent des avis défavorables, révélateurs de l’inutilité du projet. A titre de comparaison l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes faisait l‘unanimité chez tous les hauts fonctionnaires. L’ensemble du tracé n’est d’ailleurs pour l’instant toujours pas complètement financé, même si le ministre délégué chargé des transports – à qui ne revient aucun pouvoir décisionnaire – vient récemment d’annoncer le déblocage de 3 milliards d’euros supplémentaires pour les accès au tunnel de base. Sans validation par une loi de finance, ces promesses ne sont que gesticulations électoralistes à l’approche des élections sénatoriales. La réactualisation financière du coût du projet nous amène à 30 milliards d’euros en 2023, sans tenir compte de l’inflation sur les matériaux et  l’énergie ainsi que les aléas – géologiques par exemple –  inhérents à ces grands projets complexes qui pourraient aussi gonfler la note. Cette hypothèse se vérifie d’ailleurs dans le cas de l’EPR de Flamanville dont les coûts et délais ont explosé. Avec 30 Milliards d’euros on pourrait construire par exemple 1000 lycées, 400 hôpitaux ou encore 10 000 km de « petite lignes »  dont certaines à voix unique sont à doubler dans la région pour le développement TER.

La maintenance et le développement des infrastructures existantes permettent donc de mettre dès maintenant une bonne partie des marchandises sur le train. Pas en totalité certes, sans non plus d’imposants gabarits de matériels militaires, mais environ 70%, et ce dès maintenant et pas en 2033  comme prévu par le consortium TELT lui-même pour le seul tunnel de base (2 tubes de 57,5 km). Quelques investissements logistiques connexes sur les plates-formes de chargement/déchargement se chiffrant en quelques centaines de millions d’euros seraient nécessaires pour assurer une bonne coordination de l’ensemble. Au lieu de cela, on démantèle la gare de triage de Saint-Jean de Maurienne possédant 40 voies dédiées au fret pour la déménager à quelques kilomètres en amont dans une gare plus petite munie uniquement de 3 voies fret. Au passage quelques emplois seront sacrifiés. La fédération nationale des transports routiers est également favorable à la mise en place d’un projet alternatif de navettes ferroviaires entre Ambérieu en Bugey et Turin car le coût serait 30% moindre par trajet que par le péage des tunnels routiers (590 euros pour un A/R camion). Le ministère des transports n’a pas répondu à cette proposition alternative faite en 2019.

Le bilan carbone d’une telle solution est immédiatement positif contrairement à la compensation du nouveau projet qui adviendra au mieux – selon TELT – en 2047, avec des hypothèses très optimistes de mise en service (2033 semble d’ores et déjà irréaliste) et d’augmentation de trafic. D’autres scenarii soutenus par la cour des comptes européenne misent plutôt sur 2085. La France sera vraisemblablement selon les travaux du GIEC à +4°C de réchauffement à ce moment-là.

Le désastre environnemental ne se limite pas à l’émission de CO2 liée aux travaux et au faible report modal actuel mais il concerne également la pollution de l’air due à l’émission de particules fines par les camions. Un autre saccage concerne l’artificialisation de 1500 hectares de terres agricoles ou de zones humides naturelles dans la vallée de la Maurienne et sur le trajet de l’avant pays savoyard. La Savoie est largement autonome pour les produits laitiers mais le maraîchage est insuffisant. Ces terres sont nécessaires pour maintenir une part d’autonomie locale sur les fruits et légumes. D’autre part, les déblais produits par le creusement des 260 km de tunnels ne seront recyclables qu’à 25%. Des millions de mètre cubes devront être transportés et stockés sur des dizaines d’hectares. Un projet d’extension d’une zone spéciale de carrière (ZSC) de gypse de 1000 ha était prévu pour officiellement approvisionner une usine de plâtre locale. La procédure exceptionnelle de décision de cette ZSC (ce n’est pas le préfet qui décide mais le conseil d’état quand il s’agit d’une ressource jugée stratégique) laisse à penser que le trou de la carrière aurait pu opportunément accueillir les déblais du tunnel alors même que certains d’entre eux, plus nocifs (amiante, radioactivité), ne peuvent être enfouis que dans des conditions strictes. Une semaine avant l’acte 5 des soulèvements de la terre, la procédure a été abandonnée. Concession provisoire ou définitive ? Nous serons vigilants. D’autre part, il est avéré de longue date que tout tunnel entraîne le drainage des eaux stockées dans la montagne. Elle ne se vide évidemment pas en quelques jours. Des années après leur construction, les tunnels continuent à épuiser les massifs : petit à petit la ligne piézométrique baisse et toute source située au-dessus de cette ligne se tarit, ce qui s’est produit  dès les travaux préparatoires en 2003 sur la commune de Villarodin-Bourget. Il y a sur le parcours du tracé une vingtaine de sources d’eau potable juridiquement protégées et potentiellement impactées par un drainage évalué entre 70 et 100 millions de m3 par an soit à peu près la consommation annuelle d’une ville d’un million d’habitants. Dans un contexte où une étude approfondie engagée par le département il y a 3 ans fait état d’une baisse de 40% des pluies utiles pour le rechargement nominal des sources, ce gaspillage serait irresponsable. Les collectivités locales pourraient être sous pression. La végétation pâtira également de cet assèchement privant ainsi le territoire de puits de carbone naturels.

La lutte entamée depuis 30 ans en Italie et 10 ans en France, où une fraction des populations locales a été plus longue à réagir continuera. L’entêtement de potentats locaux et de quelques lobbyistes à défendre ces aménagements surannés doit être combattu par tous les moyens juridiques, médiatiques et de désarmement possibles. Même si l’état se montre de plus en plus féroce dans sa répression vis-à-vis des mouvements de résistance et aménage des lois scélérates pour tenter de les  dissoudre, nous ne nous pouvons pas nous laisser intimider vis-à-vis des générations futures.

Il n’est pas trop tard pour reculer, à peine 5% du total des tunnels ont été creusés à ce jour. Dans certains villages de Maurienne on peut voir une statue d’éléphant célébrant la mythique traversée  des Alpes d’Hannibal, aujourd’hui il n’est pas question d’y voir s’installer ces éléphants blancs qu’on nous prépare.