La tribune libre de PEPS : quelle stratégie à l’égard de l’Etat bourgeois ?

La tribune libre de PEPS : quelle stratégie à l’égard de l’Etat bourgeois ?


Aujourd’hui, une contribution de Jean Lafont, haut fonctionnaire et co-fondateur de PEPS (Paris).

Les français.e.s ont un rapport particulier à l’Etat, d’un côté c’est à lui qu’ils/elles s’adressent pour résoudre tous leurs problèmes, de l’autre, c’est l’objet privilégié de leurs critiques. L’élection présidentielle est la « mère » de toutes les élections, censée ouvrir la porte du « Pouvoir ». Gauche et droite se disputent ce trophée comme s’il était le graal.

Marx soulignait déjà la place particulière de l’Etat en France, qui a joué dès la royauté un rôle historique majeur dans les premiers pas du capitalisme et dans la centralisation du pays. Les rapports de forces entre la bourgeoisie et la classe ouvrière ont pu le conduire à certaines périodes, notamment au sortir de la dernière guerre, à prendre des mesures progressistes, comme la création de la Sécurité sociale et les nationalisations, ancrant l’idée que l’Etat serait un outil « neutre », au-dessus des classes sociales, et dont il suffirait de s’emparer par la voie électorale pour avoir le « Pouvoir ». Cette vision est largement partagée aujourd’hui par la quasi-totalité de la gauche et des écologistes.

Et pourtant, elle est profondément erronée. L’Etat capitaliste est « formaté » pour servir les intérêts de la bourgeoisie, les classes dominées ne doivent pas le conquérir, mais le détruire.

Je me propose d’aborder les points suivants:

  • La nature de l’Etat capitaliste, son fonctionnement, son évolution avec la mondialisation libérale
  • Le réformer ou le détruire ?
  • Quelle stratégie de lutte ?
  • Les communs contre l’Etat
  • Des pas de côté contre l’Etat bourgeois
  • Prendre le pouvoir par les élections ?
  1. Quelques éléments sur l’Etat capitaliste

Une grave erreur largement partagée au sein de la « gauche » est de considérer l’Etat comme un appareil « neutre » qui peut se mettre au service du parti et du groupe social qui ont gagné les élections, l’objectif étant alors de le conquérir. Il n’en est rien.

L’appareil d’Etat est, en réalité, « condensation matérielle d’un rapport de forces entre les classes et les fractions de classes », pour reprendre la formule de Nicos Poulantzas1

Dans les pays au capitalisme le plus avancé, l’Etat n’est qu’un élément (majeur) du pouvoir de la bourgeoisie, comme l’a noté dans les années 1920 Antonio Gramsci2, comparant le succès de la révolution russe de 1917 et les échecs des mouvements révolutionnaires en Italie et en Allemagne ; « chez nous, la bourgeoisie s’est assurée le consentement d’énormes masses de citoyens, elle est à la direction intellectuelle et morale de notre pays, pas seulement des Etats, mais des médias, des universités, des mairies… l’Etat est une tranchée avancée, mais derrière se trouvent mille bastions et ensemble ils constituent une solide forteresse. »3 le pouvoir de la bourgeoisie réside aussi dans l’économie, les médias, la culture, la publicité, la force des habitudes…il faut mener la lutte dans tous ces champs.

Pour Gramsci, l’Etat a un double rôle : la domination, à travers la coercition (les ministères régaliens – police, justice, armée, la perception de l’impôt) ; la direction ( à travers ses appareils idéologiques4)

L’appareil d’Etat n’est pas monolithique, il est traversé par la lutte des classes, et selon les conjonctures, tel ou tel appareil (ministère) « prend le dessus » – c’est le cas depuis plusieurs années avec le ministère de l’Intérieur (répression des mouvements sociaux, re-centralisation par les préfets, lois d’exception renforçant le pouvoir administratif au détriment du contrôle du juge). Certains services disparaissent (le Plan, la DATAR), lorsque l’Etat (et avec lui la bourgeoisie) n’a plus de vision à long terme et se contente de gérer les intérêts du capital financier.

Son fonctionnement interne est bureaucratique et centralisé : il est organisé « par en haut » avec des délégations de pouvoir du haut en bas de la hiérarchie administrative (du Ministre au chef de bureau) ; le rôle prépondérant des cabinets ministériels, les arbitrages du Premier Ministre, la mise sous contrôle des ministres par l’Elysée (et pas seulement depuis Macron)

La mondialisation et la libéralisation renforcent la concurrence des économies « nationales » au profit du capital financier, elle réduit les ressources des Etats (baisse des impôts et des cotisations sociales payés par les entreprises, système « organisé » de fraude fiscale, subventions multiples…) accroît les inégalités sociales internes et frappe également les classes moyennes.

Avec la domination sans partage du capital financier, il n’y a plus de grain à moudre, le rôle du Parlement se réduit, comme celui des partis, la haute administration remplit la fonction de parti de la bourgeoisie

  • Réformer l’Etat capitaliste, ou le détruire ?

Faut-il se battre pour une VIème République afin de réduire le pouvoir du Président de la République ? Cela ne changera pas grand-chose sur le fond (cf. les autres pays européens … ou la IVème République en France). Le vrai problème n’est pas là.

L’appareil d’Etat capitaliste est l’expression matérielle du pouvoir de la bourgeoisie et est construit pour assurer sa domination :

– Il fonctionne « de haut en bas »

– la démocratie représentative enlève tout pouvoir au peuple au profit de représentant.e.s élu.e.s tous les 5 sans et sans contrôle ( et qui deviennent des professionnels de la politique) et le décourage de s’intéresser aux affaires publiques (voir les taux d’abstention aux élections dans les quartiers populaires)

– les parlementaires sont à peu près tous issu.e.s des classes supérieures ou moyennes, le peuple n’a pratiquement pas de représentants (ses conditions matérielles l’empêchent de s’intéresser à la politique, manque de temps …)

– les grandes décisions sont prises ailleurs qu’au Parlement, qui ne fait qu’entériner les choix du gouvernement

– les pouvoirs économique, politique, administratif , médiatique, sont interchangeables – une même classe sociale, mêmes intérêts – pantouflage pour les hauts fonctionnaires. Regardez l’origine sociale des ministres de Macron !

Le débat entre « réforme » et « révolution » est ancien parmi la classe ouvrière et les milieux populaires. Le capitalisme a connu de nombreux mouvements révolutionnaires, dont il faut s’inspirer des victoires comme des défaites.

Les tentatives révolutionnaires – comme la Commune de Paris en 1871, la révolution russe et 1917 ou la révolution espagnole en 1936 et d’autres encore… ont vu la création spontanée d’institutions propres par les classes populaires, conseils ouvriers, soviets… à la fois organes de luttes et préfiguration (embryons) du nouveau pouvoir. On peut le rapprocher des structures « d’assemblées décisionnelles » du mouvement des Gilets Jaunes, même si ce dernier n’a pas été aussi loin dans l’attaque du pouvoir.

Il s’agit d’organes de démocratie directe (mandats impératifs, révocabilité, pas de « chefs »), avec vocation à se développer par la voie du fédéralisme – constituant ainsi une structure de pouvoir construite par en bas et visant à se substituer à l’Etat capitaliste.

Ce type d’organisation est aussi celui que prône le municipalisme libertaire et qui est mis en oeuvre au Rojava et au Chiapas.

Ces formes de pouvoir surgissent spontanément dans les périodes révolutionnaires comme auto-organisation du peuple et ne peuvent pas être créés ex nihilo, par le mot d’ordre d’un parti politique.

Ces expériences ont duré peu de temps :

– l’armée des versaillais a mis fin à la Commune de Paris

– en Catalogne, la CNT a abandonné volontairement le pouvoir, en décidant d’entrer dans le gouvernement socialiste ; en Aragon, l’expérience a tenu plusieurs mois, jusqu’à la trahison communiste

– En Russie, les soviets, soutenus pendant un temps comme instruments de lutte par les bolcheviks, ont été étouffés et éliminés après la prise du pouvoir

Ces exemples interpellent les partis politiques qui, en Russie comme en Catalogne, se sont substitués aux Conseils et les ont fait disparaître. Il faut en tirer la leçon pour nous : est-ce aux partis d’exercer le pouvoir ou plutôt au peuple auto-organisé ?

En Aragon (voir Floréal Romero5) l’instauration d’un pouvoir politique sur une base territoriale s’étend rapidement à la sphère socio-économique, expropriant les anciens propriétaires des moyens de production, multipliant les réalisations concrètes couvrant les différents aspects de la vie dans une logique de création de « communs » . La pérennisation de ces formes d’organisation parties de la base, leur fédération en territoires et la Confédération de ces derniers dessine, ce que pourrait demain être un « Etat » de type nouveau.

  • Quelle stratégie de lutte ?

Gramsci considérait que la stratégie du « grand soir » n’était pas adaptée pour les pays d’Europe au capitalisme déjà bien installé, car l’Etat n’était qu’un bastion avancé du pouvoir de la bourgeoisie et que la force de cette dernière s’appuyait aussi non seulement sur le pouvoir économique, mais sur un grand nombre d’institutions de la « société civile », qui participaient au consentement des classes dominées et freinent leur capacité d’agir. D’où sa préconisation pour ces pays de mener une « guerre de position », avant d’attaquer l’appareil d’Etat lui-même, afin de le détruire et de lui substituer un autre « appareil », démocratique.

Nous ne sommes pas aujourd’hui dans une période révolutionnaire, même si la crise du système capitaliste multiplie les luttes, qui restent néanmoins surtout défensives. Nous serions plutôt dans une situation que décrivait le même Gramsci à son époque, de « clair-obscur », propice au « surgissement des monstres ».

Dans cette période, la lutte idéologique est essentielle, et la tâche principale de notre mouvement n’est pas seulement de soutenir les luttes, mais comme le dit Cornelius Castoriadis6 de « développer la potentialité créatrice des masses, notamment en montrant comment les problèmes les plus généraux de la société se retrouvent dans l’activité et la vie quotidienne des travailleurs, et inversement ». La posture que nous devons avoir vis-à-vis du peuple n’est pas celle d’une organisation qui prétendrait « diriger » le mouvement, être son avant-garde (on a vu ce que cela a donné), mais qui est à ses côtés. Pour Rosa Luxembourg7, « il s’agit plutôt de proposer une orientation et une tactique que le peuple pourra s’approprier, expérimenter et mettre en œuvre par lui-même », car « la conscience de classe naît d’abord et avant tout dans l’action, au travers de l’expérience directe du mouvement révolutionnaire et de la lutte des classes … pas principalement dans les organisations dans les salles de formation ».

Un des freins au développement des luttes et à la capacité de créer une autre société est la division de la société entre dirigeants et exécutants, qui se retrouve dans la division du travail, mais aussi dans toutes les institutions, les partis, les syndicats, les élu.e.s qui, avec les meilleures intentions entrent dans le système et se substituent au peuple en agissant à sa place. C’est le fondement même de l’Etat et des autres institutions politiques, de la démocratie représentative, de l’organisation de l’administration comme de celle des entreprises.

A cet égard, la stratégie municipaliste libertaire est une bonne école8, elle habitue les classes dominées à expérimenter la pratique démocratique du pouvoir, à créer et à auto-gérer des activités qui répondent aux besoins de la population hors d’une logique de marché, rompant avec la « société de consommation » et s’efforçant d’intégrer la société locale dans les écosystèmes naturels.

Malgré les limites du pouvoir municipal, les bâtons dans les roues que mettra l’Etat, voire les élu.e.s de l’intercommunalité, cette expérience sera essentielle, surtout si elle est évaluée collectivement.

  • Les « communs » contre l’Etat

Comme le remarque Vandana Shiva9, le retour depuis une dizaine d’années des communs marque un moment nouveau et remet directement en cause le capitalisme : « si la globalisation est l’enclosure ultime des communs – notre eau, notre biodiversité, notre nourriture, notre culture, notre santé, notre éducation – récupérer les communs est le devoir politique, économique et écologique de notre temps ».

Ce retour intervient à un moment où l’Etat libéral – on l’observe nettement en Europe – participe activement à la destruction de l’Etat-providence (de ce qui lui en reste). Cette évolution est spectaculaire en France, pays où l’Etat-providence était le plus développé ; elle a commencé dès la décennie 1980, bien avant l’arrivée de Macron, même si celui-ci en fait un système. Ne citons que les privatisations, la réforme permanente des services publics écrite dans le rapport CAP22, le gros morceau de la Sécurité sociale, attaquée de toutes parts.

La privatisation d’Aéroports de Paris (ADP), une entreprise déjà de statut privé (de même que la SNCF), a suscité à gauche une levée de boucliers, pour rester dans le giron de l’Etat, encore actionnaire majoritaire, mais quel est le sens du statu quo ? L’entreprise est gérée comme une entreprise privée, dont l’intérêt est la poursuite de la croissance du trafic aérien et la valorisation financière de ses terrains. Où est l’intérêt commun dans cela ? Limiter la lutte au niveau du statu quo c’est ancrer dans l’idée du peuple que l’Etat défend l’intérêt commun : il n’en est rien !

On pourrait faire la revue de ce qui reste des entreprises publiques, comme la SNCF qui fonctionne déjà comme une entreprise privée, où pour la n-ième fois un gouvernement annonce la relance d’un fret ferroviaire qui ne cesse de s’effondrer, tout en continuant à subventionner le transport automobile ?

Ou l’hôpital public10, asphyxié par la gestion financière et la tarification à l’acte qui lui est imposée, au profit des cliniques privées et des laboratoires ? Il a fallu le coronavirus pour que le gouvernement fasse quelques gestes financiers – bien insuffisants et ne réglant pas le problème sur le fond – car il ne veut pas le régler.

Et la Sécurité sociale, dont on va fêter en octobre prochain le 75ème anniversaire, financée principalement par le salaire mutualisé que la bourgeoisie préfère baptiser « charges », dont les 350 milliards d’euros de la branche retraites fait baver d’envie l’assurance privée ?

Et le rapport CAP22, que le gouvernement n’a pas osé publier, car il annonce la couleur d’une façon trop crue ? : il est mieux de marcher par petites touches, cela passe inaperçu !

Et la poste ? Et… ?

Faut-il allonger la liste pour être convaincu que l’Etat libéral est devenu un acteur économique majeur, qui agit en capitaliste, et qui a perdu ce qui lui restait d’intérêt général ?

Oui, il faut résister, c’est nécessaire, c’est ce que nous faisons depuis des mois et des années, face à l’offensive du capital financier sur un terrain qui a pour champ le monde entier, et qui s’appuie sur la force de ses Etats !

Mais n’est-il pas temps de revoir notre stratégie ? De lui donner un cap plus mobilisateur que de « sauver les meubles » ?

Il faut se rendre à l’évidence : la propriété publique est devenue une marchandise et ne défend pas le bien commun, ni pour le bon fonctionnement de nos sociétés, ni pour réinsérer ces sociétés dans le monde naturel et affronter les défis du changement climatique et de la disparition de la vie sur notre planète.

L’avenir, c’est suivre l’exemple des « conseils », de la Commune de Paris, du Chiapas, du Rojava. C’est fédérer les actions qui s’inscrivent dans des démarches d’auto-organisation, comme l’ont tenté les « combattants » de Notre Dame des Landes11. C’est reprendre la main, c’est « récupérer les communs ».

  • Des « pas de côté » contre l’Etat bourgeois

Ce n’est sans doute pas un hasard si le mouvement des Gilets Jaunes a pris pour cible principale l’Etat bourgeois et a mis en avant le Referendum d’Initiative Populaire, manière de dire aux classes dominantes qu’il ne voulait plus d’un système qui trompe le peuple en prétendant gouverner en son nom.

Comment revoir la constitution de ce système, qui permettrait au peuple de gouverner et de changer vraiment de politique, de réaliser le projet de l’écologie populaire de constitution de communautés humaines sur des bases non hiérarchiques et de démocratie directe, en harmonie avec le monde naturel12 ? Des communautés, comme dit Bookchin, « enracinées, intégrées de façon fonctionnelle – et pas seulement situées – dans leurs écosystèmes ».

C’est à un combat de longue haleine que nous devons nous attendre. Nous savons que nous obtiendrons au mieux des victoires partielles tant que le capitalisme sera en place, et que notre programme ne pourra être vraiment mis en œuvre que lorsque ce dernier aura été vaincu. Pour autant, il est important de donner dès maintenant un « cap » à nos luttes qui fasse sens et qui pousse le peuple à l’initiative.

Je ne parle pas ici des initiatives au plan local, municipal, qui existent déjà et qui se multiplient, marquées par l’autogestion, la priorité donnée aux liens plutôt qu’aux biens, la recherche de proximité, qui montrent la capacité d’auto-organisation du peuple et qui présentent une forte dimension écologique.

Je ne reviens pas non plus sur la structure du futur pouvoir populaire, partageant le projet du municipalisme libertaire de Bookchin de fédérations de communes et de confédérations de territoires à l’échelle d’écorégions.

Portées par le mouvement des Territorialistes né il y a quelques années en Italie, des initiatives d’écorégions vont dans ce sens, à partir d’une critique de la métropolisation créée par le capital financier et soutenue par les gouvernements, au nom de la compétitivité13 . Ces expériences se posent en alternatives à la métropolisation, elles sont porteuses d’un mode de vie et d’action en harmonie avec l’écosystème14.

Je me limiterai aux grands services publics et d’abord à la Sécurité sociale, qui va fêter en octobre son 75ème anniversaire. Instituée au lendemain de la guerre, le Sécurité Sociale était alors gérée comme un « commun », par ses salariés et ses usager.e.s. C’était logique, l’argent étant la partie socialisée du salaire15. Avec le temps (et le retour en force de la bourgeoisie) le patronat a été intégré dans sa gestion (les fameux « partenaires sociaux » !), puis l’Etat lui-même à travers la loi sur le financement de la Sécu et la réduction des cotisations patronales, remplacées peu à peu par l’impôt. L’exigence du retour de la Sécu au « commun » de l’origine ne serait pas un retour nostalgique au passé, mais une manière de dire « ça suffit » ! 16

Mais ce sont en fait toutes les politiques publiques qui sont à revoir, tous les services publics devront être redéfinis et étendus, sortis de la logique de marché, réorientés, et leurs opérateurs « socialisés » après l’expropriation des actionnaires. Le champ de la « gratuité » sera élargi17.

La définition des politiques relève d’une planification « à partir du bas » (contrairement à la planification à la française, sous l’égide de « feu » le Commissariat général du Plan, pâlement ressuscité sous l’égide de Bayrou).

Il est clair que nous rejetons toute planification à la « soviétique », à l’opposé de nos principes d’auto-administration du niveau local, ne faisant remonter aux niveaux supérieurs que les questions qui ne peuvent pas être traitées aux échelons inférieurs (principe de subsidiarité). La planification dont nous parlons vise à assurer une solidarité sociale et territoriale entre les territoires confédérés, à mettre en place des services communs à la confédération, ceux-ci étant gérés de manière décentralisée.

La Confédération définira aussi des règles communes (lois).

Les « bio-régions » devraient jouer un rôle éminent dans ces exercices, car c’est l’échelle privilégiée pour veiller à l’intégration des sociétés humaines dans les écosystèmes et pour impliquer la population dans la construction des politiques. Venant d’en bas et de démarches visant à réintégrer les établissements humains dans la première nature, cette planification mettrait l’accent sur la proximité et l’autonomie, à l’opposé du gigantisme habituel des « plans » venus d’en haut, et devrait assurer la solidarité entre les territoires, car tous ne disposent pas des mêmes ressources.

Les entreprises publiques18 socialisées qui mettront en œuvre ces politiques seront autogérées par les producteurs, les usager.es et les territoires concernés19.

Sortir les entreprises publiques de la propriété de l’Etat est devenu une nécessité, non pas pour les offrir au capital privé (c’est un argument qui ne manquera pas d’être utilisé contre nous, pour nous faire passer pour des libéraux), mais dans le but d’instituer les services publics comme des « communs » inappropriables20 , parce qu’il doivent être réservés à l’usage commun. Il s’agit en fait de « rendre au peuple ce qui est à lui », à l’opposé des privatisations21.

  • Prendre le pouvoir par les élections ?

Les tentatives pour réformer en profondeur le système (je ne dis pas « le révolutionner ») ont toutes échoué. Pourquoi ? Parce que l’Etat n’est pas un outil « neutre », que chaque camp se disputerait à chaque élection, mais « la condensation matérielle d’un rapport de forces entre les classes et les fractions de classes », et ce rapport de forces ne se jauge pas au résultat d’une élection, mais à la capacité d’influence d’une classe, sa capacité à imposer sa vision du monde22, ses complicités avec les bourgeoisies des autres pays, l’état d’esprit de l’armée et de la police, et même la force de l’habitude si difficile à changer23.

Et la bourgeoisie aujourd’hui dispose du pouvoir économique, de ses relations avec le capital international, de l’appui de l’Union européenne24, d’une haute administration gagnée dans sa

majorité au libéralisme25, un pouvoir de nuisance qui lui permet d’empêcher les réformes qui affecteraient gravement ses intérêts26 . Les institutions de l’Etat lui-même sont difficiles à changer et peuvent bloquer les réformes. Bref, la liste des obstacles est énorme pour un réformateur, même déterminé, hors mobilisation exceptionnelle du peuple.

Le scénario habituel est que, passée la période de grâce des premiers mois du gouvernement réformiste, les choses se gâtent, ce dernier recule – pardon, « suspend provisoirement », dans la novlangue de la bourgeoisie – et finit par faire l’inverse de ce qu’il avait promis. Le premier septennat de Mitterrand en est une illustration caricaturale. Et, qui plus est, le parti au gouvernement n’ose pas critiquer le gouvernement où se trouvent ses amis, il endosse donc cette politique, ce qui, de renoncement en renoncement, le conduit dans le camp de la bourgeoisie. EELV sous le président Hollande a un peu connu cela.

On pourrait donner l’exemple récent de la Grèce, où Tsipras et Varoufakis, arrivés au pouvoir, ont été empêchés de mettre en œuvre le programme sur lequel ils avaient été élus. Les banques, représentées par la « troika » (Commission, Banque centrale européenne et FMI) les ont obligés à faire l’inverse de ce qu’ils avaient promis. Varoufakis, démissionné du gouvernement, est parti, Tsipras est resté et a perdu les élections suivantes après avoir endossé les conditions léonines imposés à son peuple.

Bookchin conseillait aux Grünen de ne pas rentrer dans le jeu électoral au-delà des municipales, au motif qu’un parti parlementaire démoraliserait et dévoierait toujours un mouvement extra-parlementaire qui l’a propulsé. On pourrait citer aussi le cas de Podemos, qui a surfé sur le mouvement M15 et s’est lancé dans une stratégie électoraliste qui a eu notamment pour conséquence de décapiter les mouvements, en intégrant leurs leaders dans les nouveaux conseils municipaux.

Et soyons assuré.e.s que la bourgeoisie n’abandonnera jamais le pouvoir de son plein gré, il y aura à un moment donné une épreuve de force, avec un vaincu et un vainqueur.

Si la prise du pouvoir par les élections est un leurre, cela n’épuise pas cependant le sujet de la participation aux élections, qui dépend des conjonctures politiques.

Ainsi, cette participation n’a aucun sens dans une situation révolutionnaire, si ce n’est de détourner les masses : c’est une trahison !

Dans les autres circonstances, la question à se poser, toujours, est : est-ce que cela renforcera la conscience politique du peuple, son auto-organisation, comment cela permettra de « faire un pas de côté » par rapport aux institutions et au système, de démontrer que ces institutions ne sont pas les nôtres, de défendre notre projet d’écologie radicale, d’expliquer le comportement des différentes classes et des organisations politiques qui défendent la bourgeoisie et de celles qui font semblant de la combattre. A condition aussi de montrer, à travers le comportement de nos élu.e.s, que nous sommes opposé.e.s à la professionnalisation de la politique et que nous ne cautionnons pas le système.

La question de l’élection présidentielle peut être envisagée selon cette grille de critères.

Jean Lafont, Paris, été 2020

1Un des grands penseur marxiste des années 1970, malheureusement oublié aujourd’hui, qui a analysé dans la perspective de la révolution la nature et le fonctionnement de l’Etat capitaliste. Les années 70 se situent à la charnière entre le capitalisme de l’après-guerre avec la période des « 30 glorieuses », et le tournant libéral commencé aux USA et en Grande-Bretagne, qui a marqué la domination du capital financier et la mondialisation que l’on connaît

2Révolutionnaire italien, dirigeant du parti communiste, qui a passé plusieurs années dans les prisons de Mussolini, qui voulait « l’empêcher de penser »

3J’ai repris cette rédaction du petit livre revigorant des éditions Fakir relatant l’interview de Gramsci par François Ruffin, intitulé « Remporter la bataille des idées »,2016

4Ainsi, on peut parler de « racisme d’Etat »

5Floréal Roméro « Agir ici et maintenant, penser l’écologie sociale de Murray Bookchin », Editions du commun, octobre 2019

6Cité par Yohan Dubigeon ; La démocratie des conseils, Paris, Klincksieck, 2017

7Rosa Luxembourg, « Masses et chefs »

8Je recommande le livre Murray Bookchin, « L’écologie sociale – Penser la liberté au-delà de l’humain », éditions Wildproject 2020. Traitant ici de l’Etat, je n’expose pas les thèses de Bookchin ni le projet qu’il développe de l’écologie sociale. Le thème de l’écologie est absent de la plupart des mouvements révolutionnaires que j’ai cités, sous cet angle là, le projet de Bookchin est un changement et un approfondissent majeurs, il tire de la nature même une grande partie des principes qui devraient s’appliquer aux sociétés humaines : le municipalisme libertaire ne se réduit pas à la démocratie des assemblées.

9Vandana Shiva « Commun – Essai sur la révolution du XXIè siècle », citée par Floréal Romero, op.cit.

10L’une des trois fonctions publiques, avec l’Etat et les collectivités territoriales

11Pourquoi ne pas faire se rencontrer les mouvements qui se sont auto-organisés pour créer des communs ?

12Qui englobe l’espèce humaine. « De nombreuses études en science de l’évolution confirment que la réciprocité sociale et la confiance sont des principes profondément enracinés de notre humanité… Ils pourraient même être codés génétiquement », David Bollier, La renaissance des communs (Pour une société de coopération et de partage,

13Là encore, sévit la fable du « premier de cordée », censé « ruisseler » sur les territoires avoisinants. En réalité, ce mode l’urbanisation est particulièrement nuisant sur tous les plans

14Les propos suivants, tirés de Guillaume Faburel, « De la métropolisation…au post-urbain, Les notes de la FEP (Fondation de l’Ecologie Politique) n°13 décembre 2019 », sont éclairants : « Nombre de ces alternatives de vie tracent les premiers sillons émancipateurs d’une ère pas tant alter-métropolitaine mais réellement post-urbaine. Qu’elles émanent de mobilisations associatives ou d’expériences coopératives, d’initiatives d’habitantes et de collectifs en résistance, nous y trouvons, dans un local aussi multiplement réinvesti, un soin de la terre et une reconsidération des différentes manifestations du vivant, des valeurs de tempérance et de ménagement des milieux socio-écologiques de vie, ainsi que des formes coopératives d’autonomisation productive et plus largement encore de pratiques d’autogestion »

15Ce qu’on a tendance à oublier maintenant !

16Avec une gestion au plus proche du local. Le budget de la Sécurité Sociale dépasse 500 milliards d’euros, plus que le budget de l’État, on comprend toutes les manipulations du gouvernement !

17Comme on dit souvent, le service public est le « patrimoine » du pauvre. Si l’on veut restreindre le champ laissé au marché, il me paraît important d’étendre le champ de la gratuité, plutôt que de distribuer à chacun.e un revenu de base. Je sais que cela fait débat

18Quel que soit leur statut antérieur, y compris les entreprises privées qui auront été expropriées

19Le territoire devrait couvrir le champ d’action de l’entreprise

20Sur les communs, voir Pierre Cardot et Christian Laval, « Commun » essai sur la révolution au XXIè siècle, La découverte, Paris, 2014, 2015

21C’est un peu la démarche des mouvements pour la reconquête de l’eau, qui doit se généraliser à tout ce qui est « commun ». Cela supposera des mobilisations massives, comme dans les moments révolutionnaires, mais cela devrait dès maintenant être défendu comme une perspective, y compris dans les luttes défensives.

22C’est à dire le discours qu’elle produit sur chaque événement, les mots qu’elle utilise, son écriture de l’histoire

23cf. le slogan « ne pas recommencer comme avant » après le temps suspendu pendant la crise du coronavirus !

24Qui sera toujours unie contre un peuple « dissident »

25 on peut considérer que les Enarques, qui dominent le ministère des Finances, ont largement contribué à diffuser la pensée libérale au sein de l’administration, et peuvent être qualifiés d’ « intellectuels organiques » du capital financier, comme dirait Gramsci – il y a certes des exceptions parmi elles/eux.

26Voir le reniement de Mitterrand qui, après les nationalisations de 1981, a fait un retour en arrière complet (la « pause »), sous la menace d’une crise financière. Et ne parlons pas de la promesse du droit de vote des étrangers.