L’urgence sociale nécessite de décapitaliser l’économie

Tribune de Benoit Borrits, chercheur indépendant en économie.

Voilà maintenant des mois que l’inflation bat son plein en zone euro. Sans revalorisation des salaires, les fins de mois sont désormais plus difficiles. Le Smic est certes régulièrement revalorisé par le taux moyen de l’inflation mais celle-ci ayant prioritairement concerné l’énergie et l’alimentation, à savoir des dépenses contraintes, il apparaît aujourd’hui largement insuffisant. C’est exactement ce qu’a pointé Florent Menegaux, PDG de Michelin, lorsqu’il préconise un revenu décent. De plus, les salaires dans leur ensemble n’ont pas été réévalués à hauteur de l’inflation, ce qui déclenche un effet balai où de nombreux salariés sont subitement concernés par le Smic : près d’une personne sur cinq (17,3 %) dans le secteur privé non agricole est aujourd’hui payée au salaire minimum, contre 12 % seulement début 2021.

Dans ce même contexte, le gouvernement Attal est confronté à une équation budgétaire délicate. Le déficit public de l’année 2023 a été brutalement revu à la hausse à 5,5 % du PIB, au lieu des 4,9 % attendus. Pire, le budget 2024 anticipe un déficit de 5,1 % pour une croissance attendue de 1 % à laquelle le Haut conseil des finances publiques ne croit pas à l’instar de quasiment tous les économistes. C’est dans ce contexte que ce gouvernement cherche des économies tous azimuts, pour un montant de 20 milliards d’euros. Cela avait débuté deux mois auparavant pour 10 milliards en rognant sur le budget de l’écologie, du développement et de la mobilité durable (2 milliards), du travail et de l’emploi (1,1 milliard), de la recherche et de l’enseignement supérieur (900 millions), de l’aide publique au développement (740 millions), de l’accès au logement (300 millions), etc. Il leur faut trouver 10 milliards supplémentaires et cela devient vraiment délicat. On parle de ne pas revaloriser les retraites avec l’inflation et il semblerait que la décision de réduire l’indemnisation des chômeurs soit déjà prise.

Une politique défaillante de l’emploi source du déficit budgétaire

La question du chômage est essentielle car elle touche à la raison principale de ce déficit public géant : une politique défaillante de l’emploi. Pendant des années, celle-ci s’est focalisée sur les aides aux entreprises avec de faibles résultats pour un coût maximum pour les finances publiques. Elles méconnaissent un fait essentiel : l’emploi est toujours un risque pour l’entreprise, celui de devoir assurer un salaire tous les mois alors que le chiffre d’affaires de celle-ci est toujours incertain. En diminuant les charges fiscales et socio-fiscales sur les entreprises, on ne fait que diminuer le risque à la marge pour un coût exorbitant pour les finances publiques : 88 milliards d’euros par an au titre des exonérations de cotisations sociales, 6,8 milliards pour le crédit d’impôt recherche dont les effets sur la stimulation de la R&D est incertain. L’insuffisance de cette politique de l’emploi se traduit par la présence massive d’un chômage de longue durée dont le coût a été évalué à 43 milliards d’euros par an par l’initiative des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) sans parler du coût de la prime d’activité (10 milliards d’euros) qui fait prendre en charge par l’État l’insuffisance des salaires du secteur privé.

C’est cette politique de l’emploi qu’il convient de revoir de fond en comble pour dégager de nouvelles marges de manœuvre budgétaires qui permettront de mettre un terme à la dégradation des services publics avec la création de nouveaux postes rendus possibles grâce à une revalorisation des salaires du secteur public. Cette nouvelle politique de l’emploi doit être centrée sur la diminution du risque de l’emploi privé. Celle-ci peut se réaliser de façon simple grâce à une vieille méthode prouvée dans de nombreux secteurs : la mutualisation du risque. Imaginons que désormais l’entreprise n’assume plus le risque de la totalité du salaire mais seulement d’une partie, l’autre étant prise en charge par l’ensemble des entreprises. Tel est l’objet du projet de loi de Sécurité économique et sociale (SES).

Très concrètement, ce projet vise à établir un régime obligatoire à l’ensemble des entreprises – à but lucratif ou pas – dans lequel celles-ci se verraient garantir pour chaque emploi – indépendants compris – une allocation mensuelle fixe. En échange de cette allocation, les entreprises contribueront sur la base d’un pourcentage des flux de trésorerie générés par leur activité, l’ensemble des contributions devant équilibrer l’ensemble des allocations. De fait, certaines entreprises seront gagnantes à ce régime alors que d’autres seront des contributrices nettes. À la fin de chaque mois, les échanges se feraient ainsi sur les soldes : si l’entreprise doit plus en contribution que ce qu’elle doit recevoir en allocations, elle verse alors cette différence à la caisse ; inversement, elles recevra cette différence quelques jours après.

Mutualiser pour favoriser les salaires, les services publics et la transition écologique

Cette proposition s’inscrit dans le débat parlementaire qui déterminera le niveau d’allocation et donc de contribution correspondant. Sur la base des dernières statistiques de l’INSEE, on estime ainsi qu’une allocation de 1362 euros (75 % du Smic) sera financée par une contribution de 27 % sur les flux de trésorerie d’activité. Si cette allocation est suffisante, on peut donc espérer que les entreprises offriront de nombreux emplois et que le chômage de longue durée sera progressivement éliminé. Mieux, il s’agira de dépasser l’objectif du plein emploi pour entrer dans la société de l’emploi choisi : ce ne seront plus les entreprises qui choisiront leurs salariés mais les individus qui choisiront leur entreprise.

Il sera désormais possible de relever le Smic sans aucun dommage pour l’emploi : il suffira alors de relever le montant de l’allocation pour permettre à toutes les entreprises de payer ce nouveau salaire minimum. Le discours de Florent Menegaux sur le salaire décent peut être autant vu comme une déclaration sincère que comme un coup de com pour indiquer que Michelin est une entreprise à succès capable de payer plus que le salaire minimum. Il n’explique nullement comment faire pour généraliser ce salaire décent à l’ensemble de l’économie. La SES le fait.

De même, il sera possible de revenir sur les exonérations de cotisations sociales. Loin de se résumer  à une charge pour l’entreprise, la cotisation sociale, patronale comme salariale, est une composante du salaire. Revenir sur les exonérations de cotisations sociales revient de facto à augmenter le Smic, ce qui devient possible sans aucun effet négatif sur l’emploi. De même, il sera possible de revenir sur le crédit impôt recherche. L’élimination du chômage de longue durée permettra de soulager les finances publiques du coût de celui-ci. De même, la capacité des individus de choisir leur emploi leur permettra d’exiger de meilleurs salaires, ce qui diminuera le budget destiné à la prime d’activité. Nous venons ici de détailler quelques mesures qui permettent de retrouver plus de 100 milliards d’euros de facilités budgétaires, largement suffisantes pour réduire le déficit public tout en développant les services publics et en renforçant la planification écologique.

Retour sur le Capital

Dans son livre majeur, Le Capital, Karl Marx décrivait le circuit du capital comme étant de la forme A-M-A’ : argent – marchandise – argent avec production de plus-value. Il est intéressant de noter que cette approche est conforme aux théories de la finance d’entreprise apparues au début des années 1950 (et qui seront intégrées dans la gestion des entreprises au tournant des années 1980-1990) qui mettent en avant les flux de trésorerie plutôt que les soldes comptables. La Sécurité économique et sociale s’inscrit dans la même veine : elle finance une allocation par travailleur sur la base des flux de trésorerie d’activité (et non de soldes comptables), qui correspond à la différence entre les encaissements de factures clients et de subventions et les paiements de biens et d’impôts, cette différence permettant d’assurer les salaires (cotisations incluses) et, dans le cas des entreprises à but lucratif, les dividendes.

Avec un siècle et demi de recul, nous savons que la prévision de Marx d’une crise globale du capitalisme qu’il voyait imminente ne s’est pas produite. Le M de la formule A-M-A’ exprimait pour Marx l’addition de ce qu’il appelait le capital variable (V) correspondant au travail vivant (schématiquement les salaires) et le capital constant (C) correspondant au travail mort, (schématiquement les achats des entreprises pour réaliser la production). Selon lui, seul le travail vivant produit de la plus-value. Du fait du développement du machinisme, le capital constant était appelé à prendre une part de plus en plus importante, ce qui réduisait les possibilités de générer de la plus-value et devait donc précipiter le système dans la crise. Une des raisons de la non réalisation de cette prophétie peut-être vue dans le référentiel de valeur qu’utilisait Marx dans ses analyses, à savoir la valeur-travail chère aux économistes classiques (Smith, Ricardo). Si son intuition était bonne au sens où la part réservée à la rémunération du capital a été de plus en plus importante, il n’en reste pas moins vrai que la production ne se mesure pas en valeur-travail mais en pouvoir d’achat, un pouvoir d’achat qui n’a cessé d’augmenter et a permis d’enrichir le capital aussi bien que le travail, tout au moins jusqu’à une période récente.

Si, potentiellement, une crise du système reste possible, elle plus à chercher du côté des limites naturelles de notre planète que dans le système économique proprement dit. Pour le dire autrement, ce système, basé sur une croissance infinie, rentre de plus en plus en contradiction avec le maintien de notre vie sur cette planète. C’est sans doute ce qui explique qu’aujourd’hui, de nombreuses initiatives économiques cherchent à s’affranchir du pouvoir du capital pour prendre des formes démocratiques d’entrepreneuriat dans le cadre de l’Économie sociale et solidaire (ESS). C’est dans ce cadre qu’émerge aujourd’hui une pensée de la transformation sociale, non plus par l’appropriation collective des moyens de production, mais par la pratique du commun qui donne le primat à l’usage contre la propriété.

Diminuer les besoins en capitaux de l’économie et favoriser l’Économie sociale et solidaire

Le propre de la Sécurité économique et sociale (SES) est de diminuer les besoins en capitaux des entreprises et donc de l’économie en général. En garantissant une allocation pour chaque emploi, elle facilite l’initiative économique. Pour les créateurs d’entreprise, une partie du revenu est d’office garantie avant même que l’entreprise ne génère le premier euro de chiffre d’affaires. Sans SES, les créateurs d’entreprises doivent disposer d’un capital initial conséquent pour vivre les premiers mois. De même, lorsque l’entreprise grossira, elle devra embaucher et sera ainsi aidée dans ses embauches, ce qui diminuera ses besoins en capitaux. Enfin, lorsqu’elle devra investir, elle sera aidée dans ses achats à hauteur du pourcentage de contribution puisque les achats sont déductibles du Flux de trésorerie d’activité. Pour le résumer, la SES permet de réduire les besoins en capitaux de l’entreprise à hauteur du pourcentage de contribution.

Il s’agit d’une opportunité fantastique pour l’Économie sociale et solidaire (ESS). Ce qui caractérise cette économie est le primat de l’objet social sur le capital. Elle pose donc en principe une non ou moindre rémunération du capital ainsi que la mise en œuvre d’une démocratie des usagers, ceux-ci étant censés être les pourvoyeurs essentiels du capital. De ce point de vue, tout ce qui réduit les besoins en capitaux favorisera l’ESS. Il n’est pas neutre de constater que cette réduction des besoins en capitaux de l’économie est possible en mettant en œuvre le mutualisme, un des principes fondateurs de l’ESS. Elle créée une solidarité de facto entre les entreprises vues chacune comme un collectif de travailleurs. Aujourd’hui, la valeur ajoutée produite par les sociétés de capitaux représente 55 % de notre économie. Notre objectif est de faire des structures de l’ESS la majeure partie de notre économie, celle-ci devenant de facto sociale et solidaire.

Karl Marx voyait dans le cycle A-M-A’ né dans l’économie marchande l’origine de la formation du capitalisme. Si l’effondrement de ce système ne s’est jamais produit, on mesure combien l’intervention politique est aujourd’hui essentielle pour conjurer le péril écologique qui nous menace. Le débat autour de la transition écologique ne pourra être mené sereinement que dans le cadre d’une société apaisée et solidaire dans laquelle personne ne sera exclu. Ceci passe par la démarchandisation de notre société, par la mutualisation d’une partie du cycle A-M-A et donc, sa relativisation.

La perspective d’une appropriation collective des moyens de production avec son corollaire une planification intégrale de l’économie ne fait heureusement plus partie de notre horizon politique tant celle-ci était, par essence, liberticide. Elle fait place au projet d’une économie qui aura marginalisé le marchand, redonné au politique des moyens d’intervention pour permettre une planification incitative de l’économie en vue de la transition écologique. Dans cette société, les individus auront toute liberté pour entreprendre, moins dans un objectif de valorisation du capital qu’en fonction de leurs aspirations individuelles et collectives. Ces entreprises adopteront des structures généralement démocratiques donnant ainsi naissance à une véritable économie des communs.