Samedi 4 juin je rentrais chez moi en début d’après-midi. En sortant du métro, je sens une odeur de pétard inhabituelle à laquelle je ne prête pas attention. Je marche une dizaine de mètres avant de tomber sur un étrange barrage dans ma rue. Des bandes de plastiques blanches et rouges barrent le passage des trottoirs et de la route, sur deux rangées. Des policiers indiquent aux passants les trajets à emprunter pour contourner le dispositif qui semble lourd. Inquiet, je pense d’abord à une fuite de gaz, puis à un coup de filet nécessitant une opération spéciale mûrement réfléchie. Je me rassure lorsque que l’agent m’indique le chemin à prendre pour regagner mon appartement, et j’oublie rapidement cette histoire.
Lundi matin, je lis la presse numérique et tombe sur un article du Parisien qui relate la mort d’une personne lors d’un contrôle de police dans le XVIIIème. Je reconnais ma rue sur la photo.
Une jeune femme est morte d’une balle dans la tête rue Custine, en fin de matinée, un samedi comme les autres.
L’article donne des détails, trois policiers ont tiré. Neuf balles en tout. Le conducteur touché au torse a survécu. Les deux passagers arrières n’ont pas été blessés. Assise à la place du mort, la quatrième a été assassinée.
La scène aurait commencé par un contrôle du véhicule. Un des passagers ne portait pas sa ceinture. Lorsque la brigade à vélo qui passait par là, toque à la vitre, le conducteur cherche à fuir. Il renverse le vélo d’un agent. Accélère. Il n’avait pas son permis et, aurait un casier judiciaire. Ce n’était pas le cas des autres personnes dans la voiture.
La personne qui est morte était donc une innocente. Elle avait 21 ans. Elle pourrait être ma sœur, ma voisine, ma pote, une lointaine camarade de classe ou d’école. Je ne sais pas.
Ils ont tiré devant une école, un collège. Dans une rue où, mes parents, mes amis, moi, nous marchons tous les jours. Au milieu de la journée. Hier encore, j’y ai croisé des militants de la majorité présidentielle y distribuant timidement des tracts pour leur député.
Et s’ils avaient été là à ce moment-là ? et si des enfants étaient devant leur école ? et si j’étais rentré plus tôt déjeuner ? Est-ce qu’il y aurait pu avoir d’autres morts d’une balle perdue ?
Neuf cartouches.
Tirées à la hauteur d’une vitre de voiture. Pas dans les roues pour stopper la course. Pas en l’air pour intimider. À hauteur d’homme.
La voiture sur la photo du Parisien est arrêtée au croisement entre la rue Custine et la rue de Clignancourt. En contre bas de cette rue il y a un commissariat où je suis allé le mois dernier déposer une procuration. La brigade à vélo ne pouvait-elle pas appeler des collègues en voiture faire un barrage et intercepter le fugitif plus loin ? Pourquoi avoir tiré plutôt que d’appeler du renfort qui était à moins de cent mètres de là?
Pourquoi une femme de 21 ans est-elle morte ?
Depuis plusieurs jours, on parle de ce meurtre. Dans les médias, on s’offusque de nous entendre dire « la police tue », mais se donne-t-on la peine de penser une seule seconde à la victime, de la nommer, de dire qu’elle est morte assassinée ? Est-ce que sa vie a une quelconque valeur aux yeux de ces charmantes personnes qui crient à l’atteinte à la République ? Où est la République quand on meurt d’une balle dans la tête et que la presse, le Président, et le reste de sa Cour défendent les assassins ?
Alors oui.
La police tue.
Elle tue comme l’usine tue, comme l’agriculture tue, comme la mine tue. Elle tue comme une machine qui broie aveugle des vies, non par nécessité, mais par mécanique. Ce ne sont pas des policiers qui tuent. C’est la police qui tue. Elle tue des policiers, des civils, des délinquants, des anonymes, des sans-papiers. Elle tue des humains et des citoyens dont elle doit protéger les droits.
Elle tue par le feu.
Elle tue par la persécution.
Elle tue en effaçant les preuves.
Elle tue par le suicide de ses agents broyés par l’absurdité de leur travail.
Elle tue parce qu’elle donne des armes à des personnes qui vivent dans la peur, par la peur ou pour la peur.
Elle tue par inaction les femmes qui ont besoin d’elle face aux violences conjugales, aux viols, aux agressions permanentes. Mais qu’elle n’écoute pas.
Elle tue parce qu’elle ne forme pas ses agents à la réalité humaine de la société, mais seulement à l’exercice de la violence de moins un moins légitime d’un État en crise. Policier ce n’est pas guerrier, mais qui s’en souvient ?
Elle tue parce qu’elle rationnalise un métier de réflexion, d’enquête, de dialogue, de stratégie, de protection, de service pour en faire un métier uniquement dédié au contrôle. Contrôle des papiers, des corps, des joints et des ceintures.
Elle tue parce qu’elle est infiltrée par des personnes et des idées d’autorité, de race, de force. Par la direction politique qu’on lui donne au sommet de l’État, par les paroles publiques irresponsables qui camouflent ses crimes, par les individus qui deviennent policiers à des fins idéologiques réactionnaires et bellicistes.
C’est le syndicat Alliance et son allégeance à l’extrême droite. Ce sont les discours fanatiques d’Éric Zemmour qui ramènent au temps des croisades les égarés du XXIème siècle. C’est le racisme bien lissé de la dynastie Lepen, qui transfigure la haine en bon sens populaire. Ce sont les boutades nihilistes de Gérald Darmanin pour qui les outrances dépourvues d’humanité sont des stratégies dans sa quête du pouvoir. C’est le maintien de l’ordre d’Emmanuel Macron et ses préfets, où la matraque et le gaz font taire les gilets jaunes comme les supporters de foot.
La police tue, c’est dommage. La police mutile c’est normal.
Nous ne vivons pas un déchaînement de cette barbarie répressive. La peur que je viens de rencontrer dans mon quartier, ce sentiment d’habiter soudain dans le Far West alors que jusqu’à présent c’était la Butte Montmartre, ce n’est pas nouveau. C’est le lot commun des quartiers populaires où la violence policière est une tradition : par haine des pauvres depuis toujours, par haine raciale depuis que les pauvres qui y vivent viennent des anciennes colonies de notre empire.
Ce qui a changé c’est que le racisme n’est plus un délit mais une opinion. Il n’est plus systémique, il est habituel. Du coup, des idées enterrées surgissent dans son sillage. Si la race est l’une des matrices de l’extrême droite, l’État l’a inscrit dans l’ADN de sa police afin de diviser la population. L’autorité est l’autre matrice réactionnaire que l’on retrouve dans la police. En avant-première s’y joue la résurgence de l’autoritarisme. Parce qu’elle est l’outil d’une classe dominante toujours plus hostile à la société. Parce que les militants des idées autoritaires la choisissent comme débouché professionnel à leur pulsion de violences envers les faibles.
Alors qu’elle était cantonnée jusqu’à présent loin des yeux de la bonne société, la violence policière a été expérimentée sur les luttes écologistes dans les champs de Sivens puis de Notre-Dame-des-Landes. Puis elle s’est invitée dans les manifestations parisiennes. Contre les gilets jaunes, elle a recouvert tout le territoire. Toujours plus légitimée par les médias et les scores électoraux de l’extrême droite, l’autoritarisme s’impose sous la forme d’un conflit de la police contre la population.
Aujourd’hui on peut mourir parce qu’on a refusé d’obtempérer à un ordre. Il faut avoir peur, tout le temps et pour rien de subir le couperet d’une autorité arbitraire. La police est tellement violente que tout le monde doit la craindre. Où que l’on soit, quoique l’on fasse.
Cette peur témoigne d’une autre mort, d’une autre victime ce jour-là.
Samedi 4 juin, Rayana et notre sécurité ont été assassinées.
#JusticePourRayana