La tribune libre de PEPS :  Reconquérir les services publics par les « communs » !

PEPS met à disposition une tribune libre pour partager des textes de réflexion inédits, proposés par des contemporains, afin de nourrir les idées et le débat autour de l’écologie populaire et sociale. Aujourd’hui, une contribution de Jean Lafont, haut fonctionnaire, co fondateur de PEPS.*

1. 75 ans après

La France a une spécificité en Europe, c’est le poids de son Etat, qui n’a cessé de se renforcer depuis la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise d’arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Il a poursuivi son développement après la Révolution, accompagnant l’essor de la grande industrie et des banques, en « prenant de plus en plus, avec l’intensification de l’antagonisme de classe entre le capital et le travail, le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de domination de classe »[1]

A travers les péripéties de l’histoire, les changements de régime et les transformations qu’il connaît à l’époque de la mondialisation libérale, sous l’égide de l’oligarchie financière, il demeure un appareil de la bourgeoisie contre les classes populaires. Cependant, l’appareil d’État est traversé par la lutte des classes, ce qui explique qu’il ait pu à certaines époques et dans des conditions particulières et peu durables, mettre en œuvre des réformes progressistes, sous la pression de la classe ouvrière. Ce fut le cas en 1936 avec le Front populaire, où le prolétariat a débordé le gouvernement et arraché les congés payés. Ce fut le cas également à la Libération, où la classe ouvrière a obtenu des avancées majeures, contre une bourgeoisie déconsidérée pour sa collaboration avec les nazis. Et ce fut les grandes réformes, la Sécurité sociale, les nationalisations, une période dont on parle encore comme celle « des jours heureux ». L’État providence était né.

Mais la bourgeoisie s’est vite ressaisie avec la reprise économique, et a su trouver un compromis avec la classe ouvrière et ses représentant.es sur la base du partage de la plus-value, qui a donné la « société de consommation ». Ce qu’on a appelé les « 30 glorieuses » s’est terminé par la crise des années 1970, prélude du tournant libéral. Pendant cette période, la bourgeoisie commence à rogner des conquêtes de la Libération, contournant les nationalisations par la multiplication des filiales et des sociétés d’économie mixte, où les syndicalistes perdaient leur place dans des conseils d’administration et l’apparition de grandes compagnies privées assurant des missions de service public comme l’eau, les ordures et les transports urbains. La gestion ouvrière de la Sécu a vécu avec l’entrée du patronat en 1967.

Ironie du sort, c’est la gauche arrivée au pouvoir en 1981 qui va, après la mise en œuvre d’un programme de re-nationalisations issu du « programme commun » (1972), revenir en arrière en 1983[2], face à la spéculation sur le franc. La gauche arrivait « trop tard » au gouvernement pour mettre en œuvre un programme social-démocrate, le tournant libéral au niveau mondial était là. 

Nous sommes toujours dans cette période où droite et « gauche » se succèdent au pouvoir, avec des politiques assez proches sur les services publics et de plus en plus soumises à la pression de la Communauté européenne. De gouvernement en gouvernement, on entend la petite rengaine sur le coût et l’inefficacité des services publics, sur le poids de l’impôt qu’ils feraient peser sur l’économie. [3] Macron, représentant de l’oligarchie financière, poursuit cette ligne, l’arrogance en plus.

Aujourd’hui, les dégâts sont lourds, et l’on n’en voit pas la fin : Sécurité sociale, hôpitaux publics, privatisations à tout va, projet CAP 22[4] visant à transformer l’État en un Etat managérial et à faire disparaître la culture même du service public…

Ces attaques sont devenues permanentes et elles portent sur tous les fronts : retraites, chômage, hôpitaux, SNCF, Aéroport de Paris, EDF, La Poste, blocage des salaires des fonctionnaires et, dernière née, suppression de la redevance finançant l’audio-visuel public, prélude à sa privatisation… Les grosses mobilisations – retraites, EDF ou encore ADP – ont permis de bloquer ces réformes, mais ce n’est qu’un sursis pour le gouvernement, qui attend le moment propice pour repartir à l’assaut.

L’État d’aujourd’hui n’est plus celui qui a créé la Sécurité sociale, il est devenu le représentant de l’oligarchie financière, l’ennemi des services publics, il est pénétré de toutes parts par des défenseurs, voire des représentant.es direct.es, du capital. Il est devenu un problème. Nous ne reviendrons pas en arrière, à l’époque de l’Etat-providence, par la simple voie électorale. Et à supposer le retour de circonstances exceptionnelles comme à la Libération, nous savons maintenant que l’État devra être profondément transformé pour défendre les intérêts du peuple, comme nous l’enseignent les Communards de 1871.

Ne nous trompons pas de stratégie ! Nous devons compter sur le rapport de forces et pour cela trouver des alliés dans la société.

La défense de l’existant est nécessaire, mais elle ne suffit pas. Le retour à l’État providence ne se fera pas avec l’État d’aujourd’hui, même si quelques mesures peuvent être gagnées. Il faut regarder plus loin, au-delà des luttes quotidiennes, vers une rupture avec le système actuel, en redonnant au peuple sa souveraineté et en remettant l’État à sa place.

Il est temps de passer à l’offensive. Notre projet pour les services publics, au-delà de mesures immédiates, doit se projeter dans l’avenir.  Il n’a pas pour objectif de convaincre ce gouvernement, qui sait ce qu’il fait. Il doit permettre de mobiliser des forces par un projet donnant du sens à la lutte, en proposant un nouvel horizon. Un projet du XXIᵉ siècle, qui réponde aux enjeux sociaux et environnementaux, déjà si prégnants. 

2. Citoyen.ne outragé.e …

Notre peuple, il fut un temps, passait pour le peuple « politique » de l’Europe, forçant l’admiration de Marx pour la Révolution de 1789-1793 et les révolutions du XIXᵉ siècle, dont Marx a été le témoin et qu’il a longuement analysées. Il a tout particulièrement salué la Commune, dont il a fait un modèle d’auto-organisation politique du peuple, par la « Constitution communale », définissant une autre forme d’Etat[5], construite par en bas. Une grande avancée !

La Commune a été battue, mais la Commune n’est pas morte, ses idées courent encore de par le monde, elles inspirent les expériences de municipalisme libertaire, elles ont ressurgi dans les Assemblées d’assemblées des Gilets jaunes.

Avec un tel héritage, peut-on dit que nos concitoyen.nes, et notamment les jeunes et les classes populaires, auraient perdu le goût de la politique, au vu de leurs taux d’abstention dans les élections très élevés ? 

Le modèle de démocratie représentative d’aujourd’hui, dans lequel la personne abdique de ses droits politiques pendant 5 ans à quelqu’un.e qui va être élu.e parfois par 20 % des électeurs, avec un Parlement qui n’est pas représentatif du peuple, est devenu une mascarade de démocratie. Et après cela, on s’étonne des abstentions !

Cette situation s’est aggravée au fil du temps, on peut dire que le tournant s’est produit pendant la décennie 1980 en France, lorsque la chute de l’Union soviétique et des gouvernements des pays satellites a permis aux promoteurs de la mondialisation libérale de nous seriner qu’il n’y avait désormais plus d’alternative (le TINA[6] de Margaret Thatcher) et que le capitalisme avait gagné (Michel Rocard).

L’« expert.e » (avec son alter ego, le technocrate) faisait son entrée dans les médias, nous assénant sa vérité, incontestable puisqu’il était réputé tout savoir dans son domaine. C’était tuer le débat, mépriser les citoyen.nes[7], considéré.es par ces experts comme incapables de s’orienter dans des choix qui seraient devenus trop complexes pour le citoyen lambda.

Dans le même temps, les services publics se dégradaient, au grand dam des usager.es  aspiré.es dans le monde « consumériste » et devenu.es des « client.es » . Il faut dire que, contrairement à la Sécurité sociale, issue des mutuelles ouvrières, ces usager.es sont resté.es éloigné.es de la gestion des services publics, lors des nationalisations des entreprises privées à la Libération. Cette idée avait été envisagée pour EDF-GDF[8] , mais le Parlement l’a écartée.

La gestion des biens publics avait été débattue à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ par des juristes. L’offensive « propriétariste » a imposé son point de vue, selon lequel ces biens devaient trouver un propriétaire. Le peuple n’étant pas personne de droit, cette propriété allait naturellement être attribuée à l’État devenu personne morale ; certains ont pu qualifier cette manoeuvre de « coup de force »[9]. Le domaine public, devenu ainsi propriété de l’État et aliénable, a privé les citoyen.nes de tout regard sur la gestion des services publics.

On en voit les conséquences au temps de l’État néolibéral.

3… mais Citoyen.ne libéré.e !

Mais on observe depuis la fin des années 1980 dans la société des changements, les citoyen.nes veulent avoir leur mot à dire sur les grands projets et les autres décisions qui vont impacter leur vie et la collectivité. Elles et ils s’attachent aussi à des sujets plus globaux comme le climat, l’énergie et la disparition des écosystèmes. Des sujets très politiques qui leur passent ainsi « sous le nez », sans qu’elles et ils soient consulté.es.

Mais des perspectives s’ouvrent, sous la pression de la société et des associations environnementales, avec l’expérimentation de nouvelles formes de démocratie, montrant la capacité des citoyen.nes de produire ensemble du « bien commun », agrégeant dans un« tout » le social et la préservation des écosystèmes[10] – devant les catastrophes entraînées par le changement climatique.

On peut donner quelques exemples de ces manifestations en France :

– les Gilets jaunes, qui invoquent la souveraineté du peuple et qui débattent dans les Assemblées d’assemblées sur une nouvelle Constitution.

– les 150 membres de la Convention citoyenne sur le climat, qui produisent un rapport de qualité sur les mesures à prendre pour ralentir le changement climatique[11].

– l’appel, lors de l’interruption de l’activité économique à cause du covid, à ne pas reprendre le travail comme avant, sans s’être interrogé sur notre mode de vie productiviste, sur ce qu’il faudrait abandonner car inutile ou superflu, et sur les biens et les services qu’il faudrait faire croître, car répondant aux vrais besoins.

– l’initiative des « Ateliers pour la refondation du Service public hospitalier » qui veulent changer les relations entre les personnels soignants et les usager.es et proposent une autre conception de la médecine…

– les mobilisations contre le projet Hercule de réorganisation d’EDF fomenté par le gouvernement, avec les contre-propositions d’ATTAC et de SUD Energie, sur la politique énergétique et l’implication des usager.es[12]

Remettre en scène les citoyen.nes, renforcer les services publics et les mettre à l’abri des privatisations, prendre en mains la lutte contre le changement climatique et pour la protection des écosystèmes, tout cela amène à nous tourner vers les « communs ».

Oubliés depuis plusieurs siècles, ils sont réapparus grâce aux travaux d’Elionor Ostrom, une économiste américaine, avec son ouvrage phare « Governing the commons » (1990). Ostrom établit, à partir de nombreuses études, que lorsque des collectifs auto-gèrent un « bien commun » dans le respect de règles de base, ils parviennent à assurer la permanence et l’intégrité de la ressource dans le temps. Cela pourrait valoir aussi pour les biens publics, qui sont aujourd’hui sous la coupe de l’État qui exclut les citoyen.nes de leur gestion et peut les privatiser.

Les expériences de « communs » se développent maintenant, sous des angles divers, et suscitent une littérature foisonnante[13].

Des expériences de « communs » se développent surtout à l’échelle locale, en coopération avec les municipalités : Naples (pour la gestion de l’eau) et Bologne (biens urbains) , avec des pactes de coopération entre les citoyen.nes et les municipalités ; Barcelone, par le biais d’une liste municipaliste investissant l’espace du gouvernement local.

Cette dernière démarche est particulièrement[14] intéressante, car elle s’appuie sur une assemblée de citoyen.nes qui se réclame de Bookchin et du municipalisme libertaire, adossant le « commun » au politique sans rechercher un partenariat avec l’État mais, au contraire, en cherchant à le contourner. Comme l’écrit Pierre Sauvêtre ; « la stratégie « politico-instituante » du commun se caractérise par l’enjeu central de l’institution d’un droit d’usage hors propriété, la relativisation de l’État par l’institution autonome d’un droit du commun et l’objectif de la substitution d’une démocratie par la participation à une démocratie de la représentation[15] ». On y reviendra plus loin.

4. Les communs, une « révolution démocratique »

Lorsque l’on parle des services publics du XXIᵉ siècle, on doit se projeter sur le long terme. Il serait évidemment présomptueux de prétendre décrire ce que sera l’état du monde et de nos sociétés, mais on peut réfléchir à des pistes d’actions afin de répondre aux enjeux : de quels services publics avons-nous besoin ? avec quelles forces sociales les construire ? comment les sortir du marché et de la logique productiviste[16]? de quelle manière doivent-ils être gérés, pour répondre aux besoins humains et réconcilier l’humanité avec la nature ? – bref, pour devenir un outil majeur dans la transformation écologique ?

Instaurer des communs

Le commun, pour reprendre les termes de Benjamin Coriat, est « une ressource en accès partagé dont l’exploitation est régie par un système de droits et d’obligations alloués aux bénéficiaires et gouvernée de manière telle que la ressource et l’écosystème auquel elle appartient puissent être reproduits à long terme »[17]

Derrière cette définition se dessine une nouvelle conception de la société, des relations entre les humains et entre humains et la nature et les écosystèmes. David Bollier[18]  l’exprime de cette manière « Tous ces communs reposent sur une coopération auto-organisée, en vue de concevoir collectivement des règles et la gouvernance requise pour la gestion de ressources partagées … ils se définissent par les pratiques sociales, les valeurs, l’éthique et la culture mises en œuvre à travers cette gestion … c’est une vision différente du développement humain, de la protection de l’environnement ».

Dans le domaine des biens et des services publics, l’instauration de « communs » se heurte à l’État propriétaire et à tout le corpus juridique de la doctrine des biens et des services publics, limitant le champ des initiatives citoyennes.

D’où la nécessité de modifier les lois, en changeant les règles juridiques sur le statut de  la propriété publique, enlevant à l’État le pouvoir de disposer des biens publics, et par la création du statut et des règles des « communs » qui rendent ces derniers inaliénables.

L’expérience menée en Italie en ce sens par la commission sénatoriale présidée par S.Rodotà, lors du mouvement contre la privatisation de l’eau, peut être considéré comme une référence en ce sens. Elle est allée loin dans l’écriture d’une loi, mais Rodotà n’a pas pu faire entrer son texte dans le Code civil italien. Il en sera sans aucun doute de même en France, où l’État défend ses prérogatives, au point de faire obstacle au projet de « commun » élaboré par les zadistes de Notre Dame des Landes. Ce n’est pas surprenant, c’est la capture de la souveraineté du peuple par l’État, avec notre Constitution qui donne tous les pouvoirs à l’exécutif.

Nous avons besoin aujourd’hui d’une « révolution démocratique », dans laquelle le peuple retrouvera sa souveraineté et s’emparera des choses publiques, décidera par une délibération des « biens communs » qui devront devenir des « communs ». C’est une tâche sans doute de longue haleine, qu’il faut engager dès maintenant.

Il s’agit d’un changement majeur, on peut parler de changement de société, qui implique une évolution du rôle de l’État, qui deviendra alors un simple « garant » du commun. Quant à l’administration, toute puissante aujourd’hui (mais qui se fait souvent la voix des lobbies), son rôle se réduira à celui d’un « mandataire », d’un exécutant apportant son appui technique. 

L’instauration de ces « communs » appelle et induit une transformation profonde de l’État et de ses administrations[19] , dans la ligne des créations éphémères que notre pays a connues pendant la grande Révolution et en 1871 dans la Constitution communale.

Vers la « communalisation » des services publics et de la protection sociale

Rendre les services publics et la protection sociale au peuple, ce doit être un grand projet pour le XXIᵉ siècle !

Cela peut sembler une gageure, lorsque l’on constate l’état des forces, sous les coups des crises systémiques qui épuisent nos sociétés et d’un Etat qui, ayant perdu le consentement du peuple, gouverne par la force, comme le montre la place centrale du ministère de l’Intérieur. Mais il y a aussi des choses qui bougent, plus vite peut-être qu’on ne le voit. Comme le montrent les expériences en Espagne et en Italie et même dans notre pays, il y a matière à trouver des champs d’application.

 5. Rendez-nous notre Sécu !

La Sécurité sociale était un « commun » à l’origine, elle était financée par les cotisations des salarié.es (le salaire indirect), et gérée pour l’essentiel par leurs bénéficiaires et les représentant.es des salarié.es. Le retour à cette gestion démocratique ne serait qu’un rendu à la société.

L’État, en effet, dès les années 1960 n’a cessé de détruire cet édifice, en introduisant le patronat dans sa gestion, puis en encadrant son budget et en exerçant une tutelle croissante, en réduisant les cotisations au profit du patronat, en modifiant son mode de financement à travers la CSG (contribution sociale généralisée) afin de renforcer sa prise sur l’institution, désormais très forte [20].

Bilan : recul pour la protection, pour les retraites, l’assurance-chômage, l’assurance santé et l’hôpital public, fermeture des maternités, qui donnent lieu à des luttes sans fin. On est loin aujourd’hui de l’esprit des promoteurs de la Sécu, de la démocratie sociale qui devait prévaloir sur la démocratie politique[21].

Cette lutte sera difficile. La masse financière en question est énorme (plus de 500 milliards d’euros par an), supérieure au budget de l’État, et suscite la convoitise des compagnies d’assurances privées.

Pour les salarié.es, c’est un système de solidarité majeur pour leur survie, mais pour le capital, c’est un champ de manœuvre pour faire des profits.

C’est pourquoi, le combat pour la Sécu est un combat emblématique, un combat de société. 

Cette reconquête doit s’élargir à d’autres secteurs comme la dépendance et l’alimentation[22], dont on connaît le rôle majeur pour la santé publique et qui permettrait en plus de renforcer l’agriculture paysanne et de s’attaquer à l’agro-industrie, destructrice des écosystèmes et modèle obsolète face aux enjeux climatiques, pour l’avenir des sols, des milieux aquatiques et pour la souveraineté alimentaire du pays.

Cette reconquête citoyenne doit englober aussi les autres institutions de l’Etat-providence. Conçues en 1946 comme un système de solidarité auquel tout.es contribuaient selon leurs moyens et dont tout.es bénéficiaient selon leurs besoins, à l’instar de la Sécurité sociale, elles ne cessent de se dégrader depuis le tournant libéral des années 1980.

Les gouvernements qui se succèdent réduisent les ressources qui leur sont affectées (« un pognon de dingue ! » dit Macron) et le champ des bénéficiaires (désormais considéré.s comme des « assisté.es »), dévoyant l’esprit de solidarité de l’origine en un assistanat dont les bénéficiaires sont montrés du doigt.

Là aussi, à nouveau, la remarque de Dardot et Laval ; « la solidarité portée par les socialistes au début du 19ème siècle s’est transformée en une forme étatique qui, tout en protégeant les salariés des « risques » inhérents à la logique de marché, les exclut de la décision et de la délibération politique du fait de l’administration strictement bureaucratique des services publics et la protection sociale »[23].

6. Des services publics boostés par les « communs ».

La Libération a forgé le « service public à la française » avec ses principes de continuité, de mutabilité et d’égalité. Mais, comme on l’a vu, les citoyen.nes ont été traité.es en simples usager.es qui n’ont pas voix au chapitre, à l’opposé des principes du commun, principe de co-action des membres de la société. Ces services dépendant du bien-vouloir des gouvernants n’ont pas résisté au vent libéral et – c’est peut-être plus grave encore – ont conduit les usager.es à une posture passive et consumériste, en dépit de leur attachement à ces services.

Comment reprendre la main dans ce contexte ?

Faut-il se battre pour un retour à l’étatisation ? On a connu cela à l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, mais les nationalisations opérées en 1982 n’ont tenu que quelques années et, qui plus est, les entreprises nationalisées ont été gérées comme des entreprises privées.

Aujourd’hui, que vaut l’étatisation annoncée d’EDF, qui permettrait en pratique au gouvernement de relancer un nucléaire non rentable, financé par l’impôt et qui verrait le jour en 2035 ou 2040 – au détriment des énergies renouvelables ?

Nous avons eu raison de nous battre contre la vente d’ADP, contre le projet Hercule d’EDF, contre la privatisation de la SNCF. Mais l’enjeu de ce siècle doit nous conduire à voir plus loin. Il s’agit de reprendre en mains les services publics dévoyés par les gouvernements successifs, pour en faire des outils majeurs de la transformation écologique.

C’est pourquoi nous devons ouvrir le débat sur la transformation des services publics en communs, car elle ouvre des perspectives nouvelles.

Ce sera un grand pas en avant par rapport aux services publics actuels, dont la fragilité résulte de leur appropriation par l’État, qui peut les privatiser à sa guise et dont la gestion se décide dans les cabinets ministériels, hors des yeux du public.

En outre, le « commun », par sa constitution, ajoute aux principes d’égalité, de continuité et de mutabilité (de moins en moins respectés) des services publics, la démocratie et la préservation des écosystèmes et permet la gratuité. Il donne du pouvoir aux citoyen.nes, qui décident en dernier ressort des règles qui s’appliquent au « commun » et s’assurent de leur mise en oeuvre. 

On ne peut naturellement pas séparer les services publics des politiques qui en sont à l’origine.

Ces politiques doivent, elles aussi, être élaborées et décidées par le peuple, et contrôlées régulièrement par celui-ci, afin de s’assurer que ces orientations sont respectées[24]. Le processus d’élaboration devrait partir d’en « bas », afin de respecter l’objectif d’égalité d’accès et les diversités territoriales.

Les politiques préciseront les services publics (devenus « communs ») nécessaires à leur mise en œuvre, les principes de leur gouvernance (seulement les principes, pour laisser une grande autonomie aux territoires) et les niveaux territoriaux de décision.

A chaque niveau, le commun serait co-gouverné[25] par les acteurs concernés par sa mise en œuvre[26] et les opérateurs du service public devenu commun seront à but non lucratif, et pas dominés par l’État.

 Selon leur nature, les communs prendront des formes différentes, mais devront respecter les principes fondamentaux qui caractérisent les communs.

7. Agent.es du public et usager.es, même combat !

La fonction publique est aujourd’hui à la croisée des chemins avec les réformes CAP 2022 et la dégradation des services sociaux créés au moment de l’Etat-providence.

Réduction des budgets sociaux, à commencer par le logement, et ceux des ministères non régaliens tandis que, par la voie du budget de l’État, des transferts « ruisselaient » systématiquement au profit du capital.

D’un côté, cadeaux aux entreprises, baisse des impôts des actionnaires…inflation frappant les pauvres et les classes moyennes tandis que des entreprises comme Total et les autres milliardaires multipliaient leurs profits. La liste est longue, car Emmanuel Macron, c’est Robin des bois à l’envers !

De l’autre côté, baisse des effectifs des services de l’État, notamment dans l’environnement (pourtant « une priorité »!), misère des hôpitaux publics allant de pair avec l’enrichissement des cliniques et des laboratoires privés ; réformes ouvrant l’accès aux postes de direction des administrations centrales à des personnes issues du privé pour y apporter leurs méthodes de management, maltraitance des personnels de l’Education nationale…

Tout cela décourage les fonctionnaires de l’État dont le travail perd son sens, à leur détriment et à celui du public.

Mais pour Macron, c’est cela l’administration du XXIᵉ siècle, celle de la mondialisation libérale !

La « sécession » que l’on constate dans les hôpitaux publics, la désaffection du métier d’enseignant.e, les refus de diplômé.es de grandes écoles d’exercer un métier contraire à leur éthique, montrent l’ampleur du malaise que suscite cette politique. Nous soutenons tou.tes ces agent.es dans leurs luttes. 

Jamais les conditions objectives n’ont rapproché autant les usager.es des actrices et des acteurs publics, qu’elles ou ils travaillent dans une administration publique, à la Sécurité sociale ou dans une entreprise publique. Mais il ne suffit pas d’applaudir à la fenêtre les infirmières et les autres personnels de l’hôpital public, qui se sont dévoué.es sans compter, sans un minimum de reconnaissance par l’État.

Usagères et usagers, abandonnez la vision consumériste ; rejetez l’idée véhiculée par les classes dirigeantes, selon laquelle les fonctionnaires seraient des privilégié.es responsables de la dégradation des services publics – alors qu’il s’agit de la politique délibérée des classes dominantes ; défendez les agent.es qui se dévouent pour offrir les meilleurs services. Rejoignez les rangs de celles et ceux qui s’organisent pour participer aux décisions concernant les biens collectifs, pour démocratiser vraiment leur mode de gestion !

Agissez, n’oubliez pas que vous êtes le peuple souverain !

Agentes et agents de la fonction publique et des entreprises publiques, qui voyez votre situation se dégrader, qui perdez le sens de votre travail, qui voyez disparaître l’esprit du service public à cause des nouvelles méthodes de management héritées du privé, rapprochez-vous des usager.es que vous êtes vous aussi, participez à la co-élaboration de ces services pour les rendre meilleurs, et retrouver ainsi la fierté de votre travail !

Acteurs publics et leurs syndicats, usager.es et territoires, unissons-nous contre ce gouvernement et son Etat aux mains de l’oligarchie financière, pour le développement des services publics et leur transformation en « communs », pour les rendre ainsi  aux citoyen.nes !

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Et déjà …

En mars dernier, un collectif d’élu.es, de chercheurs, de militant.es associatifs, d’entrepreneurs et de décideurs publics publiaient dans le Monde l’appel « La société des communs offre un nouveau récit et un socle programmatique dont la gauche française doit de saisir ». [27]Cet appel avait pour but de lancer, à l’occasion de la campagne électorale, un débat sur la « société des communs », présentée comme un « nouveau contrat social » et « la re-connection des institutions publiques à la vitalité des acteurs sur le terrain ».

Si la tournure « ras du sol » de la campagne électorale n’a pas permis ce débat, cet appel montre que la question des « communs » commence à apparaître comme à une alternative à la politique de Macron de destruction des services publics.

Deux façons d’aborder la question : par le « haut », à l’initiative des institutions elles-mêmes, qui s’ouvriraient à la société, version optimiste. Par le « bas », par une mobilisation du mouvement social, agents publics et usagers, sans doute la plus probable dans le contexte actuel.

En tout cas, il est temps que le débat s’engage, avec toutes les forces qui veulent arrêter le désastre vers lequel les classes dirigeantes veulent nous conduire et écrire un nouveau récit.

La nouvelle vision des services publics du 21ème siècle devra porter l’alliance citoyens-usagers/agents du public. Les luttes qui surgiront à n’en pas douter dans les mois qui viennent peuvent être l’occasion d’ouvrir le débat public, de commencer à instituer des communs là où c’est possible, en partageant les expériences avec nos camarades en Italie et en Espagne qui se sont lancé.es dans l’aventure avant nous, un discours discordant dans cette vieille Europe qui a perdu son âme dans la loi du marché et la « concurrence libre et non faussée », qui est en train de nous conduire vers le pire !

Jean Lafont, le 15 novembre 2022  


[1]Karl Marx – La guerre civile en France, 1871

[2]    « Service public. Une petite histoire qui en dit long ». Jean-Paul Scot. Humanisme 2006/4

[3]Pour les économistes libéraux, la richesse non marchande financée par l’impôt serait une ponction sur l’activité marchande : ainsi l’école privée serait productrice de valeur, car elle est payante, mais l’école publique gratuite, financée par l’impôt, serait une ponction sur l’économie ! Pour démonter cette supercherie, largement relayée par les médias, voir notamment les travaux de Jean-Marie Harribey.

[4]Rapport commandé par le Macron à son arrivée au pouvoir, afin d’adapter la fonction publique et ses agents aux exigences de la mondialisation libérale

[5]« la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail » disait Marx

[6]TINA = There is no alternative

[7]Dans ce texte, j’utilise le terme « citoyen » pour toute personne habitant notre territoire

[8]  Le « projet de loi relatif au monopole et à la nationalisation de l’électricité et du gaz » créant EDF-GDF assurait une gestion tripartite du service public, par un conseil d’administration composé à parité de représentants de l’État, de représentants de consommateurs et de représentants du personnel technicien, employés et ouvriers. La proposition n’a malheureusement pas été retenue par le Parlement –  Tiré du Rapport  du député Michel Sapin à Pierre Mauroy, Premier ministre, sur « La place et le rôle des usagers dans les services publics », 1983

[9]Fabienne Orsi – « Propriété publique et biens publics à l’aune des communs : une reconquête est-elle possible ? », 11 septembre 2016, Colloque de Cerizy, Vers une République des biens communs ?, Colloque TV

[10]Que l’on commence à voir dans les « manifs ». A noter que le gouvernement Macron fait exactement l’inverse, en traitant le social en menaçant de dissoudre l’Assemblée nationale si celle-ci ne vote pas sa réforme sur les retraites (montrant le peu de cas qu’il fait du Parlement) et en suspendant les procédures environnementales au détriment des écosystème sous prétexte de la lutte contre le changement climatique

[11]Comme on le sait, Macron avait promis qu’il reprendrait à son compte les propositions que rendrait la Convention. Il n’en a rien fait

[12] Gilles Sabatier et Jacqueline Balvet (ATTAC) « Pour un services public de l’énergie au service des usager.es et des salarié.es »; Anne Debrégeas, porte-parole de SUD-Energie « La nécessité d’un service public de l’énergie sous contrôle citoyen » dans la revue Les Possibles – N°29, octobre 2021

[13]Pierre Sauvêtre, « Quelle politique du commun ?  », Sociologies [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 19 octobre 2016

[14]Le municipalisme libertaire – ou communalisme – désigne la mise en œuvre de l’écologie sociale à travers des institutions composées d’assemblées de citoyen.nes dans un esprit de démocratie directe

[15]Pierre Sauvêtre, article supra

[16]Le rapport Meadows signalait déjà en1972 les limites de la croissance dans un monde fini ; 50 après, on n’a pas avancé, les gouvernements ont toujours comme maître-mot la croissance du PIB (qui ne profite au demeurant qu’aux riches, car le « ruissellement » n’est qu’une blague). Le temps passe vite, mais que fera-t-on lorsque le Titanic coulera ?

[17]Benjamin Coriat, « La pandémie , l’anthropocène et le bien commun », Les liens qui libèrent, 2020

[18]David Bollier, « les communs nous aident à sortir du carcan de l’économie néolibérale, à travers des alternatives concrètes », 10 avril 2014, entretien avec l’Observatoire des multinationales

[19]D’un point de vue communalisme « la perspective à terme serait au niveau local de construire des contre-institutions fondées sur l’auto gouvernement par des assemblées populaires citoyennes qui se fédéreraient entre elles ; au niveau local, il s’agirait des modes de fonctionnement et de gestion des administrations publiques, de décentraliser le pouvoir, de faire de l’administration un simple mandataire de la population qui disposerait d’un pouvoir de contrôle et de révocation des décisions ». Francesco Brancaccio, Alfonso Giuliani, Carlo Vercellone – Le commun comme mode de production, Editions de l’éclat, Paris 2021

[20]En 2021, le régime général de la Sécurité sociale est financé à environ 80 % par des cotisations et contributions assises sur les rémunérations – source : Commission des comptes de la Sécurité Sociale

[21]Voir Michel Laroque «  La Sécurité sociale : un service public décentralisé, doté d’une gestion originale et novatrice« , Regards 2018/2 . L’auteur cite également Pierre Laroque : « C’est (aussi) par défiance à l’égard de l’État, sur la base du sentiment qu’une représentation spécialisée plus proche des bénéficiaires sera mieux à même d’assurer la protection de l’individu et la satisfaction de ses intérêts. L’existence d’une telle représentation est dans la ligne des traditions mutualistes et syndicalistes ».

[22]Voir les travaux très intéressants des membres du Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation –  https://securite-sociale-alimentation.org/

[23]Pierre Dardot et Christian Laval, « Commun, essai sur la révolution au XXIᵉ siècle », La Découverte, 2014, 2015

[24]Benjamin Coriat donne l’exemple de la Convention citoyenne pour le climat, qui a très bien joué son rôle, contrairement à son commanditaire, qui  a fait peu de cas des propositions ressorties de leur travail. Dans le même ordre d’idées, on peut citer le nucléaire, où la Commission nationale du débat public est en train de préparer un débat, tandis que le même Macron engage son programme d’EPR tambour battant, faisant sauter dans le même temps les règles environnementales pour aller plus vite encore. Les écosystèmes, connais pas…

[25]À Naples, la souveraineté populaire s’exprimait par un gouvernement de l’eau par des représentants des usagers, des associations écologistes, des mouvements sociaux et des organisations de travailleurs présents au sein du Conseil d’administration et du Conseil de surveillance à côté d’experts et de représentants de la municipalité.

[26]La perspective que nous défendons est une perspective fédéraliste, à l’instar de la « Constitution communale » des Communards

[27]Dans le même temps (24 mars 2022) quatre signataires de l’appel, Emmanuel Dupont, Louise Guillot, Sébastien Shulz, Rémy Sellier, membres du collectif Société des communs, publiaient une tribune d’un grand intérêt dans Acteurs Publics, intitulée « Pour une société des communs face à la privatisation ». Les réflexions vont bon train parmi les chercheuses et les chercheurs, avec des approches diverses, et elles ne demandent qu’à rencontrer les pratiques.