Chaque mois, le journal La Décroissance  dénonce les faux dévots de l’écologie politique à travers la rubrique « l’écotartuffe ». Ces articles pamphlétaires sont souvent bienvenus quand ils révèlent les manipulations des tenants du capitalisme vert qui préservent le système productiviste mortifère que chez PEPS nous combattons.

Pour autant et si la décroissance choisie est un pilier de notre pensée politique et que nous n’envisageons pas une société écologique sans décroissance, nous condamnons la croisade engagée depuis deux mois par le journal La Décroissance contre les écologistes anti-racistes et décoloniaux qu’il désigne à la vindicte publique en couverture de ses deux derniers numéros.

Le mois dernier, La Décroissance prenait pour cible Fatima Ouassak avec pêle-mêle tous ceux qui se sont, de près ou de loin, intéressés à ses travaux : « les médias de gauche radicale chic, des journaux dominants et Radio France », des « néo-militants écolos », Europe Écologie-Les Verts, ou encore le Conseil national de la nouvelle résistance, également disqualifiés pour parler d’écologie. La Décroissance intente à l’autrice un procès en insincérité et lui reproche son implication dans une association dont la revendication, une alternative végétarienne à la cantine, est partagée par d’autres. Enfin, et c’est bien le plus grave, Raoul Anvelaut, qui le signe, substitue au travail critique un prêt-à-penser raciste et sexiste qui ne recule devant aucune manipulation : des proximités idéologiques réelles ou supposées, établies sans preuve ni examen, à la négation des discriminations de classe, de genre et de race qui pèsent durablement sur le destin de ces femmes et dont Fatima Ouassak montre les manifestations dans le peu de cas que l’école fait de la réussite de leurs enfants, l’Etat, de leur santé ou la police, de leur sécurité.

Fatima Ouassak est une autrice française qui se situe dans le courant de la critique anticoloniale, décoloniale et postcoloniale, antiraciste et intersectionnelle. Son dernier livre La puissance des mères paru aux éditions de la Découverte part de son expérience avec d’autres mères d’élèves de la Seine-Saint-Denis qui, soucieuses de la qualité de vie de leurs enfants en arrivent à se constituer en collectif et, à concevoir et porter la revendication d’une alternative végétarienne à la cantine.

De ce combat circonstancié, Fatima Ouassak examine les conditions dans lesquelles un collectif de femmes, essentiellement issues de l’immigration, réussit à briser l’enchainement des rapports de domination pour formuler dans l’espace public et politique une revendication pour la santé de leurs enfants dont les implications écologistes, comme le fait d’envisager la vie de leurs enfants d’une façon radicalement contraire aux exigences du capitalisme, non seulement ne leur échappent pas, mais constituent une raison nécessaire. La bataille de ces femmes pour une alternative végétarienne à la cantine est une bataille de l’écologie populaire. De leurs conditions concrètes d’existence, ces femmes conçoivent le système qui les produit et le remettent en cause. Un système où le mode de production dominant de notre alimentation et l’inégalité d’accès à une alimentation de qualité est un parfait exemple de la manière dont le capitalisme réduit l’autonomie des producteurs, dégradent les conditions de vie matérielles et environnementales du plus grand nombre et enrichit ses promoteurs.

Elles appréhendent aussi tout ce que leur condition sociale doit à leur renvoi par de nombreux mécanismes plus ou moins institutionnalisés à leur qualité d’immigrées ou issues de l’immigration : de leur lieu de vie, à la représentation que les tenants de l’ordre dominant donnent d’elles, aux interdits spécifiques qui peuvent les concerner, aux injustices sociales et environnementales qui les frappent, aux relations que la police entretient avec leurs enfants en particulier quand ce sont de jeunes hommes ou à l’absence d’une considération égale pour leur santé. Par conséquent, tout combat pour l’amélioration de leurs conditions d’existence passera nécessairement par s’attaquer à défaire les relations de colonialité qui structurent l’espace national et constituent le terreau sur lequel prospèrent les forces les plus réactionnaires et conservatrices de notre pays.

Par conséquent, Fatima Ouassak montre que le parcours de ces femmes, le sien compris, ne saurait être appréhendé dans toute sa puissance si on ne tenait compte de la triple domination de classe, de genre et de race qu’elles subissent, en tant que femmes et mères, issues de l’immigration, vivant dans un quartier populaire et postule que ces femmes constituent un nouveau sujet révolutionnaire. Elle souligne ainsi l’impasse d’une écologie politique aveugle à l’oppression coloniale, néo et post-coloniale, et au patriarcat, qui sont aussi bien au fondement du « privilège masculin » et du « privilège blanc » que de l’aliénation du travail et des ressources de populations et de pays, et empêchent durablement l’émergence de solidarités propres à remettre en cause la domination bourgeoise et capitaliste.

Ce mois-ci le journal La Décroissance persiste et signe reprenant encore une fois à son compte les antiennes de l’extrême-droite pour disqualifier les actrices et acteurs des luttes écologistes anti-racistes et décoloniales, et prétend débarrasser l’engagement pour l’écologie de toute raison minoritaire. Le journal nie ce que leur mobilisation doit à la situation de ces militant·es, situé·es à l’intersection de deux voire trois groupes minorés selon leur classe, genre et « race », censés dans l’ordre dominant rendre compte de leurs vertus morales ou intellectuelles. À un moment où la montée en puissance dans l’espace médiatique des discours suprémacistes est savamment orchestrée par un pouvoir politique contesté et les classes dominantes, propriétaires de médias et autres médiacrates serviles, le journal La Décroissance prend la responsabilité de renforcer le camp de l’éco-fascisme dans un champ intellectuel que ses thuriféraires de la nouvelle droite tentent de subordonner à leur agenda politique.

La décroissance que nous défendons n’ignore pas les rapports de domination coloniaux, post-coloniaux et néo-coloniaux qui gouvernent nos relations extérieures en particulier avec les ex et actuelles colonies françaises et transcendent notre espace social au point d’en redessiner l’opposition traditionnelle entre classes sociales, héritée de la société industrielle.

Elle n’ignore pas non plus que si la critique marxiste du capitalisme industriel a mis au jour la lutte des classes, elle a contribué à invisibiliser le rôle de l’affirmation d’un ordre violemment patriarcal, à travers l’aliénation durable du travail et des corps des femmes, dans l’intégration des sociétés occidentales au capitalisme.

Enfin, elle conçoit l’idée politique et stratégique que le sujet révolutionnaire est celui dont la position est déterminée par les contradictions du capitalisme : l’accroissement des inégalités, la destruction de la biosphère et la prolifération de la guerre. Femmes, habitant·es des quartiers populaires, frappé·es avec leurs enfants par les inégalités sociales et environnementales, lié·es par leur trajectoire migratoire ou celle de leur famille à l’histoire violente de la colonisation et de sa perpétuation dans l’espace politique national et international à travers des mécanismes qui vont du racisme systémique aux guerres néo-coloniales contemporaines en passant par les violences policières, ces femmes et hommes sont des sujets révolutionnaires et aucune décroissance choisie ne saurait faire l’économie de penser les conditions de leur émancipation. Sauf à considérer que la décroissance serait la préoccupation égoïste de mâles-blancs-hétérosexuels en mal de reconnaissance prêts à toutes les compromissions idéologiques pour se hisser momentanément au faîte d’un espace médiatique dominé par l’offensive convergente des extrêmes de droite et du centre contre les forces de l’émancipation et l’écologie populaire et sociale.

Bénédicte Monville pour PEPS

A Melun, le 15 avril 2021